Il semblerait que le pouvoir tunisien soit atteint d'un syndrome dissociatif. La manifestation de ce trouble dissociatif se caractérise ainsi par la création de barrières amnésiques entre la tête de l'exécutif et ses subordonnés/alters. Le fait est que le président de la République, qui s'est arrogé tous les pouvoirs (il faut le souligner et le surligner même), nous sort dans ses discours des paroles et des directives qui sont en totale contradiction avec les mesures prises par son propre gouvernement. Depuis la promulgation du décret 117 relatif aux mesures exceptionnelles, la Tunisie n'a plus deux têtes de l'exécutif. Ainsi dans son article 8, il est clairement disposé que le pouvoir exécutif est exercé par le président de la République… assisté d'un gouvernement mené par un chef du gouvernement. Par ailleurs, l'article 19 du même décret nous dit que ce chef du gouvernement se doit de coordonner l'action gouvernementale et dispose de l'administration aux fins de l'exécution des choix et orientations définis par le président de la République.
Comment se fait-il donc que Kais Saïed ne rate aucune occasion pour aller à l'encontre des mesures prises par le gouvernement qu'il a installé en personne et qui, surtout, tire ses prérogatives des dispositions qu'il a lui-même promulguées ? Chose étonnante, il va jusqu'à les dénoncer publiquement en remâchant les éléments de langage qu'on lui connait de complot contre le peuple et tout le toutim. Le diagnostic n'est pas difficile à poser. Ou l'amnésie dissociative a empiré donnant lieu à une déconnexion totale de la réalité, à une perturbation de la perception ; ou l'on assiste en temps réel à l'expérience de double langage politique la plus aboutie ; ou peut-être à une combinaison des deux à la fois… « Le président de la République a appelé à œuvrer en permanence à faire baisser les prix parce que ceux qui les augmentent, ont des velléités contraires aux revendications légitimes du peuple tunisien en termes de travail, de liberté et de dignité nationale ». Voilà ce que dit une partie du communiqué présidentiel, quelques heures seulement après que le gouvernement a annoncé une augmentation des prix des transports, notamment les taxis de transport rural ou agricole. Les moyens que le bon peuple, appauvri par les méchants, prend au quotidien. Il y a une semaine aussi, ce gouvernement a majoré une énième fois les prix des carburants, ce qui entraine nécessairement une hausse qui touche tous les produits et services. Mais ça, le président de la République ne semble pas vouloir le comprendre et il continue, face à sa cheffe du gouvernement, à accuser les « autres » d'ourdir des plans pour que les prix s'envolent et léser le peuple. « L'Etat, de par son rôle dans la réalisation de la justice sociale, n'arrêterait pas la compensation des produits de base, comme on le prétend de temps à autre », nous dit encore le président. Sauf que dans les faits, son gouvernement opère une levée progressive des compensations sous la dénomination de « ajustement » des prix. L'équipe Bouden n'a eu de cesse aussi de clamer que les compensations iraient désormais aux personnes qui en ont vraiment besoin, sans spécifier les modalités d'une telle mesure. « Il n'est pas question de céder les établissements et les entreprises publics… Il faut compter sur soi et sur nos moyens nationaux », souligne Kais Saïed face à une Najla Bouden, obtempérante et déférente. De belles paroles qui réjouissent le peuple mystifié, alors qu'il y a eu un accord préliminaire avec le Fonds monétaire international et que plusieurs points, notamment la situation des entreprises publiques et les compensations, ont été intégrés au plan présenté par le gouvernement. Ce gouvernement qui est allé quémander au FMI et se trouve obligé de se plier à ses conditions d'austérité.
La directrice générale du FMI avait d'ailleurs affirmé que les accords avec la Tunisie stipulent, entre autres, que le gouvernement s'engage à réduire la participation de l'Etat dans l'économie et que ce gouvernement se dirigeait vers la privatisation de certaines entreprises publiques. Il ne s'agit pas de paroles en l'air. En étant le patron du gouvernement, le président de la République est logiquement la personne par qui tout passe et bien évidemment, il lui revient de valider les démarches entreprises par ses subordonnés, donc de signer l'accord avec le FMI. Comment se fait-il que Kais Saïed ne cesse de nous gratifier de saillies aux antipodes des actions gouvernementales ? Il serait peut-être plus facile pour faire avaler la pilule au peuple d'évoluer sur deux registres. Un chef qui exprime ce que veut entendre le peuple et un sous-chef qui se coltine le mauvais rôle.