Les Américains regardent Kaïs Saïed d'un mauvais œil. D'un très mauvais œil. Les informations et les indices parvenant de Washington versent tous dans cette direction. Difficile de croire que le président tunisien puisse résister longtemps à la pression que va lui exercer le gendarme du monde. Dans leurs déclarations officielles, les Américains ont toujours souligné haut et fort respecter et soutenir le peuple tunisien dans ses choix. Au lendemain du putsch du 25 juillet 2021, ils ont été parmi les tous premiers à réagir pour dire qu'ils « continuent de se ranger du côté de la démocratie tunisienne », et appeler la Tunisie à « ne pas gaspiller son acquis démocratique ». Dans un entretien téléphonique entre le secrétaire d'Etat Antony Blinken et Kaïs Saïed, lundi 26 juillet 2021, ce dernier a souligné « qu'il veille à respecter la légitimité, les droits et les libertés ». Une délégation officielle américaine présidée par l'adjoint du Conseiller à la sécurité nationale des Etats-Unis d'Amérique, Jonathan Finer s'est rendue à Carthage le 13 août 2021 pour transmettre à Kaïs Saïed un message du président américain Joe Biden qui appelait « à un retour rapide sur la voie de la démocratie parlementaire ». Kaïs Saïed a promis que ce sera le cas. La promesse n'a pas été tenue, mais les Américains ont laissé couler pour différentes raisons dont la principale est la popularité de Kaïs Saïed. « Si les Tunisiens l'aiment, nous ne pouvons pas rien faire, ce serait de l'ingérence », a déclaré un diplomate US en off à un député tunisien. Il y eut ensuite la guerre Russie-Ukraine et le calendrier électoral annoncé par Kaïs Saïed, fin 2021, qui ont fait disparaitre, momentanément, la Tunisie des priorités américaines. Les USA ont, en fait, temporisé toute réaction et tenu à voir si Kaïs Saïed allait respecter son calendrier électoral et veiller au retour du processus démocratique comme promis. Ils ne sont pas restés les bras croisés en revanche. Dans les coulisses, ils ont agi de telle sorte que la Tunisie n'obtienne pas le prêt du FMI, qui devait être versé au premier trimestre 2022, comme cela était écrit noir sur blanc dans la Loi de finances 2022. En mai dernier, ils ont nommé un sous-secrétaire d'Etat en tant qu'ambassadeur à Tunis. Il s'agit de Joey R. Hood, sous-secrétaire d'Etat adjoint au Bureau des affaires du Proche-Orient aux Affaires étrangères. Le nouvel ambassadeur connait bien la Tunisie et faisait partie de la délégation qui a rencontré Kaïs Saïed le 13 août 2021.
Le 27 juillet 2022, M. Hood crée, involontairement, une grosse polémique en Tunisie. Devant la commission des relations étrangères du Sénat US, il déclare que sa seconde priorité en Tunisie serait d'aider à mettre la Tunisie sur une trajectoire plus stable et plus prospère. « Alors que les Tunisiens font face à ces défis économiques, ils ont connu une situation alarmante à la suite de la dégradation des normes démocratiques et des libertés fondamentales au cours de l'année écoulée, annulant de nombreux acquis durement obtenus depuis le renversement de la dictature en 2011.
Les actions du président Kais Saïed dans l'année dernière suspendant la gouvernance démocratique et consolidant le pouvoir exécutif ont soulevé de graves questions. Les Etats-Unis, seuls et en coordination avec ses partenaires du G7, ont plaidé pour un retour rapide à la gouvernance démocratique. Nous avons préconisé une approche inclusive, un processus de réforme démocratique, nous avons mis l'accent sur la protection continue des libertés fondamentales, tout en insistant sur le respect de l'indépendance de la justice et de l'Etat de droit. Je poursuivrais cet engagement, et j'encouragerais les dirigeants tunisiens à rétablir rapidement un gouvernement démocratique responsable devant leur peuple. » Aussitôt cette déclaration rendue publique sur le site internet du Sénat, les réactions ont fusé de toutes parts en Tunisie pour dénoncer l'ingérence. La société civile s'est mobilisée, tout comme l'UGTT, l'Ordre des avocats et la Ligue des Droits de l'Homme. Encouragé par ces réactions, Kaïs Saïed a reçu son ministre des Affaires étrangères le 29 juillet pour rappeler que la Tunisie est un Etat souverain et indépendant. Face à la polémique, les Etats-Unis ont calmé le jeu. Mais ce n'était que partie remise, ils attendaient tout simplement l'achèvement du calendrier annoncé par Kaïs Saïed. Et ce calendrier s'est achevé samedi dernier avec les législatives.
Théoriquement, et au vu du discours souverainiste de Kaïs Saïed le 29 juillet, la Tunisie devrait s'opposer officiellement à la nomination de Joey R. Hood, coupable de crime de lèse-majesté devant son sénat. Sauf que les Américains n'ont pas tenu compte de la polémique tunisienne, ni du discours présidentiel et ont confirmé mercredi 21 décembre, la nomination du sous-secrétaire d'Etat en tant qu'ambassadeur. Pour le moment, Kaïs Saïed n'a pas réagi à ce qu'il pourrait considérer comme un affront. La confirmation de la nomination de Joey R. Hood n'est pas l'unique message envoyé par les Américains cette semaine. Mardi dernier, le géant Bloomberg a publié un article d'opinion incendiaire repris par un nombre de médias US dont le Washington Post. Le titre de l'article résume tout, « Biden devrait mettre le dictateur tunisien au pied du mur » (Biden Should Call Tunisian Dictator's Bluff). L'auteur, Bobby Ghosh, invite Joe Biden, entre autres, à mettre son véto pour le prêt du FMI sollicité par la Tunisie. Deux jours après, jeudi 22 décembre, le Think Tank américain Atlantic Council publie un long rapport pour expliquer pourquoi Kaïs Saïed devrait « démissionner ». Bon à rappeler, Kaïs Saïed était la semaine dernière à Washington pour participer à l'"US-Africa Leaders Summit" et il avait été loin de laisser de bonnes impressions. Le Washington Post, réputé proche de la Maison Blanche, ne l'a pas ménagé dans un article publié le 14 décembre. Joe Biden ne lui a pas accordé de tête-à-tête, réservant le traitement VIP à d'autres délégations. Et, pour finir, le FMI a déprogrammé le dossier tunisien, alors que la Tunisie s'attendait à se voir, enfin, accorder son prêt de 1,9 milliard de dollars à l'issue de la réunion du 19 décembre.
Pourquoi les Etats-Unis se conduisent-ils ainsi envers Kaïs Saïed ? Ce qu'il faut savoir, c'est que la politique américaine est souvent, voire toujours, caractérisée par du pragmatisme. Aussi bien avant qu'après le putsch, les Américains ont affirmé haut et fort se tenir toujours du côté des aspirations du peuple tunisien et soutenir le processus démocratique. Après le putsch, ils se sont bien rendu compte que le président tunisien bénéficie d'une certaine popularité. Cette popularité s'est bien estompée au fil des mois après le bilan catastrophique de 17 mois de pouvoir totalitaire : inflation et chômage galopants, pénuries de toutes sortes, violations judiciaires à la pelle, intimidation et bâillonnement des médias… Il fallait cependant attendre le résultat des législatives pour obtenir un chiffre reflétant la position exacte du peuple tunisien et ce chiffre est arrivé lundi dernier : Plus de 88% de taux d'abstention ! Un vrai record mondial ! A ce chiffre s'ajoute le fait que l'Isie ait organisé des élections ne répondant pas aux normes internationales, comme l'a indiqué le centre américain Carter lundi dernier.
Entre le prêt FMI qui tarde, la confirmation d'un ambassadeur indésirable, les rapports et les articles d'organisations et de médias proches de la Maison Blanche et un accueil très modeste à Washington, il est évident que le gendarme du monde voit Kaïs Saïed du plus mauvais œil. Ce dernier joue la politique de l'autruche et fait comme s'il bénéficiait encore d'une grande popularité. En face, les Américains ont toujours eu une seule et unique politique : soutenir le peuple. Il ne fait plus l'ombre d'un doute que ce gendarme va peser de tout son poids pour déstabiliser un président qui ne convainc plus personne, ni à l'intérieur, ni à l'extérieur. Parions que c'est la nouvelle deuxième priorité de Joey R. Hood dès son arrivée à Tunis, dans les prochains jours.