16 février 2023, nouveau discours présidentiel dans un contexte politique très tendu. Kaïs Saïed justifie encore la série d'arrestations opérées depuis le week-end dernier, évoquant – de nouveau – des plans d'assassinat. Il en profite pour s'attaquer aux pays préoccupés par les dernières arrestations, mais aussi aux bailleurs de fonds, en leur signifiant que la Tunisie est capable de s'en sortir toute seule et qu'elle n'a de leçons à recevoir de personne… Un monologue de dix minutes face à une Najla Bouden aussi mutique que d'habitude. Elle était toute ouïe face aux déclarations présidentielles, se permettant, de temps à autre, quelques murmures à peine audibles dans la vidéo postée par Carthage hier, en fin d'après-midi. En l'espace d'une semaine, le chef de l'Etat a prononcé un discours presque quotidiennement. On pouvait y entendre notamment : « guerre de libération nationale » ; « plan d'assassinat » ; « mensonges et allégations ». Ces discours viennent justifier la série d'arrestations décidées depuis le week-end du 11-12 février. Une douzaine de personnes ont été arrêtées depuis la fin de la semaine dernière et la liste continue de s'allonger jour après jour.
Un projet de « purge » qui obéit aux propos tenus il y a quelques semaines par le président de la République. Kaïs Saïed avait appelé, le 28 octobre dernier, « les patriotes honnêtes à faire face aux voleurs et à purger le pays de ceux qui jouent de leurs biens et de ce qui leur revient de droit ». Même si elles n'ont pas forcément de lien, le chef de l'Etat justifie en effet les récentes arrestations par la guerre contre la spéculation. Il fait le lien entre l'arrestation d'hommes politiques, lobbyistes, avocats et journalistes et la pénurie des produits alimentaires sur le marché. Une manière d'obtenir un maximum d'approbation populaire de ce qu'il entreprend auprès d'un large pan de la société qui se sent touché dans ce qu'il a de plus important : son panier. Ce n'est certainement pas un hasard qu'au milieu même de cette « opération-épuration », Saïed s'offre un bain de foule au souk de Bab et Fellah. Dans une vidéo publiée par la présidence, on le montre, au milieu des étals de fruits et légumes, acclamé par des citoyens qui criaient : « continuez à les arrêter M. le président, nous sommes avec vous ! ». Dans cette opération « exécution sur la place publique », Kaïs Saïed n'hésite pas à user de contre-vérités pour donner plus de crédibilité à ses déclarations. Face à Najla Bouden, le chef de l'Etat déclare : « Ils pleurent la liberté d'expression alors qu'ils s'expriment tous les jours dans les radios, les TV et les réseaux sociaux. Est-ce qu'un seul journal ou une seule émission a été censuré ? Est-ce qu'un seul journaliste a été poursuivi à cause de son métier ? ». Ceci n'est évidemment pas vrai puisque la même cheffe de gouvernement devant laquelle il s'adresse a déjà poursuivi un journaliste en justice à cause d'un article de presse. En effet, sur la base du décret 54, Najla Bouden a fait traduire Business News devant la Criminelle à cause d'un article. Leïla Jaffel a déposé, pour le compte de Najla Bouden, une plainte au parquet près le Tribunal de première instance de Tunis et accuse Business News de « diffamation, publication de fausses informations, allégations mensongères contre un fonctionnaire public et injures contre la cheffe du gouvernement ». La plainte précise que l'article a « des conséquences touchant la sûreté du pays et cherche à atteindre les institutions de l'Etat ». Plusieurs personnes ont, d'ailleurs, été poursuivies ou même simplement avertis en vertu du tristement célèbre décret 54 qui a permis à Carthage de justifier des poursuites et des intimidations aléatoires et abusives contre l'opposition mais aussi contre la presse. S'il veut faire croire que cette série d'arrestations a reçu une large validation populaire, Saïed ne peut occulter le fait que, du côté de l'opinion publique internationale, les dénonciations sont légion. Dans son discours d'hier, le président répond en effet aux craintes exprimées par le département d'Etat américain, l'Union européenne, l'ONU et les organisations étrangères qui ont fait part de leur « profonde préoccupation » des arrestations récemment enregistrées en Tunisie. Alors qu'ils l'appellent à respecter les droits humains de son peuple, dont la liberté d'expression, le chef de l'Etat préfère répondre qu'il n'a de leçon à recevoir de personne. « Nous sommes responsables des droits du peuple tunisien et de sa souveraineté. Nous n'avons pas envoyé de correspondances ni émis de communiqués pour exprimer notre préoccupation quant à la situation des libertés dans ces capitales qui émettent ce type de communiqués. Notre souveraineté est au-dessus de tout. L'idée de la liberté, nous l'avons entérinée bien avant eux. Qu'ils regardent leur Histoire avant de regarder la nôtre, qu'ils regardent leur réalité avant de parler de la situation dans notre pays. Nous ne sommes ni un protectorat ni une colonie, nous sommes un Etat souverain et nous savons très bien ce que nous faisons, dans le parfait respect de la loi », a-t-il déclaré dans son dernier discours. Il va même plus loin en affirmant que « s'ils voulaient vraiment nous aider, ils n'avaient qu'à restituer nos avoirs spoliés. S'ils voulaient vraiment se tenir du côté du peuple tunisien, qu'ils annulent les dettes qui s'entassent année après année » défendant la capacité du peuple tunisien à résoudre lui-même ses problèmes économiques.
Les choses seraient belles sur le papier, sauf que ceci n'est pas totalement vrai. En effet, c'est la Tunisie qui est allée demander un prêt auprès du FMI afin de financer son budget. C'est aussi la Tunisie qui bataille depuis des mois afin de parvenir à un accord avec le FMI et contracter un prêt de 1,9 milliard de dollars, sur lequel le chef de l'Etat crache à chacun de ses discours. A la place, le président appelle à « annuler la dette nationale ». Cette demande veut-elle dire que la Tunisie arrêtera de contracter des prêts injustifiés comme elle le fait depuis des années ? Chose que le même le gouvernement Bouden – sous Kaïs Saïed - continue à faire d'ailleurs. Chose que même la loi de Finances mentionne en budgétisant 15 milliards de dinars de prêts étrangers. Ignore-t-il d'ailleurs que la Tunisie a besoin de ce prêt pour acheter des produits de première nécessité comme les céréales, l'énergie ou même payer ses anciennes dettes ? La Tunisie est-elle capable aujourd'hui de négocier une annulation ou une restructuration de la dette alors qu'elle peine même à convaincre, à cause de l'image qu'elle donne, les bailleurs de fonds de lui accorder un petit prêt ?
Cet appel est d'autant plus ambitieux lorsque l'on connait la situation chaotique de la diplomatie tunisienne. Comment réussira-t-il à appuyer diplomatiquement cette requête alors que plusieurs représentations diplomatiques sont actuellement vides et que de nombreux ambassadeurs manquent à l'appel ? Le président de la République mise, d'après son discours, sur les avoirs spoliés. Là encore, il s'agit d'un dossier compliqué. Dans plusieurs dossiers, la justice n'a pas encore tranché et la culpabilité des personnes concernées n'a pas encore été établie par un tribunal. Impossible donc de récupérer ces avoirs de la part de pays qui respectent la présomption d'innocence. Kaïs Saïed a bien créé la commission de réconciliation pénale censée récupérer « 13.500 millions de dinars dans un délai de six mois », sauf que les travaux de ladite commission n'ont pas encore démarré et le chef de l'Etat continue jusqu'à récemment à nommer ses membres.
Dans la Rome antique, les combats de gladiateurs, les affrontements entre des bêtes féroces et courses de chars et de chevaux occupaient presque, selon les historiens, une journée sur deux du quotidien des habitants. Ces représentations théâtrales sanglantes permettaient de distraire les citoyens, pauvres, de leurs préoccupations quotidiennes : faim, maladies, pauvreté. Une série d'arrestations a exactement le même rôle. Le président n'a rien inventé, il utilise une méthode vieille comme le monde pour camoufler une crise économique et un échec politique…