La "Porte de l'Afrique", comme on aime si bien le dire, dans sa quête de séduire le monde, aurait pu faire de son continent une priorité. Car c'est bien son emplacement géographique à sa tête qui la rend si intéressante et convoitée. Elle aurait pu être une terre d'accueil où les énergies africaines interagissent et fusionnent, face à un monde de plus en plus concurrentiel et fermé aux pays du sud. Mais voilà un espoir de plus qui s'estompe et voilà que la haine l'emporte sur les valeurs, balayant d'une traite des décennies d'efforts consentis à renforcer des relations basées sur le respect et la fraternité entre les peuples africains déjà bien fragilisés. Tout a commencé par une campagne d'incitation à la haine, sur la base d'idées complotistes farfelues, menée par un parti qui se dit nationaliste. Une campagne portant des valeurs ouvertement fascistes, accusant les noirs africains de fomenter un complot contre la Tunisie et sa "spécificité" ethnique et religieuse. Des théories qui feront rapidement leur chemin dans la société tunisienne, arrivant aux plus hautes sphères du pouvoir, amenant le président lui-même à les récupérer, sûrement pour faire diversion sur ses échecs économiques et sociaux, auxquels il ne trouve pas de solutions.
Le temps d'un discours enflammé, les foules sont galvanisées et une vague de violence comme on en a jamais vu chez nous est lancée. Familles et enfants virés en pleine nuit de leurs domiciles, appartements saccagés, vols, agressions, licenciements, harcèlement de rue et j'en passe, tout cela sous le regard complice de l'Etat. Une vague anti-noirs honteuse, où Tunisiens et subsahariens sont pris à parti, mettant à nu les pires instincts d'une partie de notre société. Comment est-il possible qu'un pays, connu pour la résilience de son peuple et son ouverture, puisse s'embraser et s'emporter dans une telle vague raciste, décomplexée, qui plus est sans fondements ? Car soyons clairs, ni les chiffres avancés, ni les théories du complot relatées ne sont plausible ou vérifiés. Les derniers chiffres officiels en rapport avec les noirs africains présents en Tunisie, parlent de près 57.000 migrants, dont des étudiants, demandeurs d'asile et réfugiés, loin du million que les racistes (n'ayons pas peur de le dire) martèlent sur les réseaux sociaux. Sous ses airs pacifistes, le Tunisien semble refouler en lui un conservatisme et une étroitesse d'esprit qu'on ne soupçonnait pas. Même ceux qui ne cautionnent pas la violence, trouvent un sens au discours officiel et adoptent l'avis général qu'il faut au moins virer les sans-papiers. Comme s'il était facile pour un étranger en Tunisie d'avoir ses papiers. L'extraction d'une simple carte d'identité nationale est déjà une mission périlleuse pour la majorité des Tunisiens. Peut-être que finalement nous n'avons jamais été ouverts, que la bienséance dont nous avons toujours fait preuve n'était que de façade ou imposée par les régimes autoritaires successifs, et reste surtout exclusive à des nationalités bien spécifiques, venant majoritairement du nord de l'hémisphère. Le fait est qu'il a suffi d'un discours pour qu'on s'emporte dans des délires complotistes et des actes des plus abjects envers des êtres humains qui ne cherchent qu'a partager avec nous une vie digne et respectable. Et qui plus est représentent une chance pour nous économiquement et démographiquement, en ces temps ou la jeunesse tunisienne quitte le pays en masse.
Le plus frappant, c'est que cette idée de "spécificité tunisienne" puisse trouver son chemin aussi facilement, et cela même chez une population avertie et supposée instruite. Quelle mouche nous a piqués pour adopter une idée aussi ridicule que dangereuse que la "spécificité" ? Qu'est ce que la spécificité d'un peuple à part une terre, un drapeau et un hymne qui nous unissent ? En quoi avoir un ADN spécifique figé dans le temps ou une démographie calcifiée est bénéfique? Bien au contraire, n'est-il pas dangereux de se murer dans des caractéristiques figées et des tourments identitaires à n'en plus finir ? Aucun pays au monde n'a évolué en se fermant au changement et à la mixité, les sociétés conservatrices perdent leur âme et meurent en se fermant, restant à la marge de l'évolution humaine. D'ailleurs, ce n'est pas un hasard que dans cette partie du monde où nous vivons, où le conservatisme est religion, nous accusons le plus de retard de développement. Développement et conservatisme sont antagonistes. Carthage millénaire, Ifrikya, "Porte de l'Afrique", "Hub" économique ralliant les deux rives... Finalement des mots aussi vides de sens et hypocrites que ce mouvement de foule qui vient de se produire et qui pourrait tout emporter sur son passage. Au lieu de cela nous allons incarner la muraille de l'Afrique, sur laquelle s'échoueront les rêves de la jeunesse africaine. Une arrière base pour l'Europe, à sa tête l'Italie et la France, en prévention des flux migratoires futurs occasionnés par le changement climatique, qui nous frappera les premiers. Quelle triste image de nous-mêmes. Si nous avons souffert d'un mal les dix années de transition démocratique, c'est bien de l'absence de vision pour le pays et de l'incapacité des acteurs politiques à répondre aux besoins d'une société tunisienne en attente de résultats palpables. Accusant tour à tour leurs adversaires dans l'opposition de tous les maux, cherchant des coupables là où il y a leur incompétence. Et cette fois les accusés sont les noirs africains. Nous avons passé dix ans dans l'attentisme, embourbés dans les débats creux et stériles, regardant impuissants l'économie et la société péricliter, et le pays s'isoler. Pour finalement ne rien apprendre, comme si nous étions pris au piège dans un labyrinthe où la seule issue serait l'échec.
Depuis son indépendance, la Tunisie a vécu sur l'espoir de réaliser son potentiel, celui d'un pays à l'histoire millénaire, bénéficiant d'une position géographique exceptionnelle et de caractéristiques sociales ralliant parfaitement mixité et homogénéité, comme nulle part ailleurs dans le monde (du moins c'est l'idée que nous nous faisions de notre pays). Sauf que ce potentiel est resté hypothétique, nous n'avons jamais réussi à transformer l'essai. Malgré la propagande des régimes de Bourguiba et Ben Ali et les slogans creux d'une transition démocratique, aujourd'hui au bord de l'effondrement. Nous nous rendons compte que nous n'avons jamais évolué, et que cette histoire, cette géographie et cette structure sociale sont loin d'être suffisants dans la construction d'une société moderne, résiliente et prospère. Nous nous retrouvons encore une fois devant le fait accompli, que tout reste à faire, avec la menace que même ce qui existe peut disparaitre d'un revers de la main.