Le régime de Kaïs Saïed continue son harcèlement des médias et des journalistes, soutenu en cela par une population avide de sang. Que demande-t-on exactement aux journalistes tunisiens ? Sous d'autres cieux, ils seraient remerciés comme des héros ayant servi l'intérêt public. Dévoiler les malversations d'un ministre et/ou la corruption d'un dirigeant ne peut être considéré que comme un service rendu à la communauté. C'est le cas de tous les journalistes exerçant dans les grandes démocraties et c'est pour cela que ces nations sont développées. Parce qu'elles estiment, à leur juste valeur, les représentants du quatrième pouvoir et leur poids dans la vie publique. En Tunisie, force est de constater que le rôle du journaliste est déconsidéré et méprisé que ce soit avant ou après la révolution. La situation a empiré après le putsch du 25 juillet 2021 et notamment après septembre 2022, date de la publication du décret 54 liberticide, considéré même comme fasciste par l'ancien juge Ahmed Souab. Ce décret punit jusqu'à dix ans de prison toute atteinte et diffamation et c'est via ce décret que le régime intente des procès contre les journalistes qui le critiquent. Comble du culot et du paradoxe, le président de la République répète à l'envi qu'il respecte la liberté d'expression et qu'il n'y a aucun journaliste poursuivi pour ses opinions. Les faits le démentent et les exemples commencent à devenir nombreux.
Premier journaliste à être poursuivi par le régime de Kaïs Saïed, Khalifa Guesmi, journaliste de Mosaïque FM, condamné à un an de prison en novembre dernier pour avoir dévoilé des informations et des données, concernant une opération antiterroriste en cours. Il a pourtant salué le travail des forces de l'ordre. Sa source, un commandant de la garde nationale, a écopé de trois ans de prison. Si M. Guesmi a été poursuivi sur la base de la loi antiterroriste, il n'en est pas de même pour Nizar Bahloul, directeur de Business News poursuivi d'après le décret 54 pour un article d'analyse faisant le bilan du gouvernement de Najla Bouden. La brigade criminelle l'a convoqué trois jours après la publication de l'article et la plainte déposée par la ministre de la Justice en personne. C'est sur la base de ce décret 54 que sont également poursuivis les journalistes Mohamed Boughalleb et Monia Arfaoui, suite à une plainte déposée contre eux par le ministre des Affaires religieuses. Il leur reproche des enquêtes d'investigation l'accablant. Le premier a dévoilé sur Cap FM comment le ministre a pris possession d'une BMW X6 indument confisquée par la Douane à un citoyen et la seconde a épinglé, dans un article dans le journal arabophone Assabah le supposé népotisme du ministre en rapport avec le pèlerinage à la Mecque. Pour mieux assaisonner sa plainte, le ministre les accuse d'association de malfaiteurs, alors que les deux ne se connaissent que de nom et ne se sont jamais rencontrés. Dix ans de prison pour un article d'analyse ou une enquête d'investigation, tous totalement factuels, on ne voit cela que dans les régimes despotiques répressifs. Ces cas restent cependant moins graves que ce qu'encourent Noureddine Boutar, directeur-fondateur de Mosaïque FM, et Karim Guellaty, actionnaire-administrateur de la société éditrice de Business News. Le régime les accuse, ni plus ni moins, de complot contre l'Etat avec, à la clé, une peine pouvant aller jusqu'à la perpétuité, voire l'échafaud. Bon à noter, il n'existe aucune preuve matérielle étayant les accusations d'un quelconque complot contre le régime. Mieux encore, les plaintes parlent de rencontre avec des diplomates et des étrangers, mais le parquet lui-même a disculpé les diplomates ! L'objectif de tous ces procès montés de toutes pièces, est l'intimidation de l'ensemble du corps médiatique, journalistes comme patrons de presse. Le régime prend tout simplement le chemin suivi par ses amis égyptien et algérien. S'il cherchait à rétablir une soi-disant vérité ou à répliquer aux accusations des médias, le régime se serait suffi d'un classique droit de réponse ou, au pire, d'un procès sur la foi du décret-loi 115-2011 relatif à la presse. Sauf que le régime a sciemment choisi de faire appel à ce décret spécifique quitte à tomber dans les vices de procédure. Bon à rappeler, la loi tunisienne est très claire, on ne peut évoquer une loi générale quand il y a une loi spécifique. Bon aussi à noter, la loi exige d'auditionner le plaignant avant d'auditionner les prévenus. Dans toutes les affaires citées, l'audition n'a touché que les prévenus. Ces intimidations et ces abus n'ont pas laissé insensibles les ONG, qu'elles soient nationales ou internationales. Le syndicat national des journalistes tunisiens est monté au créneau dès le premier jour, suivi par la Fédération tunisienne des journalistes et la Ligue tunisienne des droits de l'Homme. À l'international, Human Rights Watch et Reporters sans frontières multiplient les communiqués de dénonciation et de soutien. Plusieurs chancelleries occidentales suivent avec inquiétude les dossiers.
En dépit des polémiques, le régime de Kaïs Saïed continue sa répression comme si de rien n'était, estimant qu'il n'a rien à se reprocher. Sur la foi de toutes ces intimidations, le journaliste Elyes Gharbi a posé une question essentielle, hier dans son émission Midi Show sur Mosaïque FM : « que veut exactement le régime, qu'est-ce qu'on demande au juste aux journalistes quand ils réussissent à dévoiler une malversation ou un acte de corruption ». « Se taire », lui a répondu ironiquement sur le plateau le chroniqueur Haythem El Mekki. La question touche l'ensemble de la société et non uniquement la corporation. Sa pertinence interpelle. Quand un journaliste réunit suffisamment de preuves sur une quelconque affaire, il n'a d'autre choix que de dévoiler le fruit de son travail au public. C'est la nature même de sa profession. Autrement, il perd toute raison d'exister. Quand le ministre des Affaires religieuses ou la ministre de la Justice intentent un procès contre un journaliste qui n'a fait que son travail, ils lui demandent tout juste de cesser de faire son travail. En réalité, le régime de Kaïs Saïed a une vision différente du métier de journaliste. Cette vision est anachronique et archaïque et rappelle l'époque soviétique avec son célèbre « Pravda ». Le journaliste doit être au service exclusif du régime, point à la ligne. C'est ainsi qu'il considère les journalistes et c'est à cette fonction qu'il a voué les organes médiatiques de l'Etat. L'agence de presse Tap, les deux chaînes publiques Wataniya 1 & 2, les dix radios publiques et les deux journaux La Presse et Assahafa sont devenus de véritables outils de propagande avec la complicité de plusieurs de leurs journalistes avides de servitude. Les quelques voix discordantes sont invitées au silence, voire censurées, comme c'était le cas de l'émission d'Amel Chahed sur RTCI ou celle de Jihen Alouane sur la Radio nationale. Le résultat est que ces médias publics ont tous fait l'impasse ou presque sur les répressions subies par les journalistes du privé et évitent, systématiquement, toute critique du régime. Pire encore, le quotidien La Presse a consacré huit colonnes à la une pour dire « Merci monsieur le président » au lendemain de la visite de ce dernier au siège du journal où il leur a ordonné de publier ses vieux articles. Ordre immédiatement exécuté, bien entendu. C'est ce genre d'articles et de presse que veut voir le régime et c'est ce que refusent les quelques médias privés restés indépendants. Par conséquent, ils sont intimidés par des procès et par des injures et menaces à la pelle des caciques du régime et ses aficionados. Curieusement, le parquet n'a jamais bougé pour sanctionner ces agissements. Du côté du parlement, nouvellement élu, la situation ne s'annonce guère meilleure. Les législateurs semblent prendre le même chemin que le pouvoir exécutif après l'interdiction d'accès aux médias privés à ses deux premières sessions. Après une grosse polémique, ils ont été autorisés à entrer, mais ils restent interdits d'accès au hall des députés là où ils peuvent interagir avec eux pour obtenir des informations croustillantes. Aux dernières nouvelles, on entend interdire les diffusions en direct des travaux du parlement. À la lumière de tout cela, le classement de la liberté de la presse, dressé annuellement par RSF, a dégringolé énormément la Tunisie se positionnant désormais au 73e rang. Parions que le pays dégringolera davantage cette année au vu de ce climat répressif imposé par le régime de Kaïs Saïed. S'adressant aux crédules de tous bords, ses partisans présenteront ce classement comme étant celui du niveau de la presse tunisienne, afin de déconsidérer encore et encore les journalistes tunisiens. Le régime n'est plus à une intimidation et un mensonge près.