Le régime de Kaïs Saïed a décidé d'interdire l'entrée sur le territoire tunisien d'une délégation de parlementaires européens. En langage politique, cela s'appelle « se tirer une balle dans le pied », car la Tunisie ne peut en aucun cas vivre sans l'appui de l'Europe. La balance commerciale de la Tunisie est négative. Paradoxalement, elle est positive avec l'Union européenne, c'est-à-dire que la Tunisie exporte plus que ce qu'elle importe. En chiffres (2021), l'Union européenne représente 70,2% de nos exportations et seulement 47,7% de nos importations. La Tunisie a un excédent commercial de 2,7 milliards de dinars avec l'UE et cet excédent s'enregistre avec les plus grands pays (France, Italie, Allemagne). Economiquement, et ceci est factuel, la Tunisie est fortement dépendante de l'Europe son plus gros marché par excellence. Sans l'Europe, nos exportateurs ne trouveront pas où écouler leurs marchandises. Politiquement, et ceci est également factuel, l'Union européenne fait partie de ceux qui ont soutenu fortement le putsch de Kaïs Saïed et continue à considérer l'autocrate tunisien comme un chef d'Etat fréquentable. En l'espace d'un mois, en juillet dernier, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen est venue deux fois en Tunisie, accompagnée à chaque fois, par la présidente du conseil italien Giorgia Meloni et le Premier ministre néerlandais Mark Rutte. Des visites qui se sont concrétisées par la signature d'un mémorandum d'entente s'articulant autour de cinq piliers : stabilité macroéconomique, commerce et investissements, transition énergétique verte, rapprochement entre les peuples, migration et mobilité. Depuis l'arrivée de Kaïs Saïed au pouvoir, et malgré les blocages du dossier au FMI, les Européens ont quand-même accordé des centaines de millions d'euros de prêts à la Tunisie pour appuyer en urgence sa sécurité alimentaire. En termes moins complexes, le pain qu'on a dans les boulangeries aujourd'hui, on le doit en bonne partie aux Européens. Tout cela sans parler des relations culturelles et sociales que les Tunisiens ont avec les Européens depuis des siècles, bien avant les conquêtes arabo-islamiques. Sans évoquer, aussi, que l'essentiel de la diaspora tunisienne vit en Europe. Bien plus que de simples relations de voisinage, la Tunisie ne peut en aucun cas se permettre une quelconque friction avec l'Europe, il y va de la pérennité de son économie. Cela est à contre-sens de l'Histoire et de la géographie, cela va à l'encontre des besoins de sa société. En dépit de ces éléments des plus factuels, en dépit du soutien sans faille de l'Union européenne au régime de Kaïs Saïed, ce dernier s'est permis mercredi 13 septembre, via son ministre des Affaires étrangères, d'envoyer une lettre de refus d'accès au territoire de parlementaires européens, membres de la commission des affaires étrangères. Sur la forme, la lettre est du niveau d'un élève du primaire et bourrée de fautes typographiques. Sur le fond, la lettre est une faute digne d'un enfant de la maternelle. La délégation en question devait rencontrer le chef du gouvernement, des membres de syndicats, de la société civile, des familles des prisonniers politiques et des journalistes. Il s'agissait de constater par elle-même, toutes les violations commises par le régime de Kaïs Saïed à l'encontre de son peuple. Cela fait partie de son travail ordinaire de délégation parlementaire à qui revient le droit de valider la politique européenne et de protéger les deniers des Européens. Mme Von der Leyen a beau signer les mémorandums d'entente qu'elle veut, rien ne peut être validé sans le vote du parlement. Justement, c'est ce qu'elle était en train de faire, ces dernières semaines. Elle essayait de peser de tout son poids pour convaincre les parlementaires de valider le mémorandum d'entente et de donner une belle (et fausse) image de Kaïs Saïed. En interdisant l'entrée au territoire de ces parlementaires, via une lettre mal écrite, le ministre des Affaires étrangères (qui ne fait rien sans l'aval du chef de l'Etat) saborde tout le travail des derniers mois de Mme Von der Leyen, de Mme Meloni et de M. Rutte. Sans le vote des parlementaires, le mémorandum d'entente signé en juillet est à jeter à l'eau. Et, bien entendu, les centaines de millions d'euros promis avec. La raison derrière laquelle les dirigeants européens sont mobilisés en faveur de ce mémorandum d'entente est la lutte contre l'émigration clandestine. La Tunisie est devenue une véritable terre de transit pour les Subsahariens et les dirigeants européens veulent que Kaïs Saïed fasse le nécessaire pour bloquer les embarcations quotidiennes de migrants. Sauf que voilà, non seulement les embarcations de clandestins (Tunisiens et Subsahariens) ne se sont pas réduites, mais elles ont augmenté ces dernières semaines. Matteo Villa, chercheur à l'Institut italien des études politiques internationales (Ispi) et co-directeur de l'Ispi Data Lab, a rapporté, mercredi 13 septembre 2023, sur X (anciennement Twitter), que plus de 7000 migrants sont arrivés à Lampedusa en moins de 48 heures, un record absolu. « 5018 débarquements en une seule journée hier sont le quatrième chiffre le plus élevé jamais enregistré en Italie : 5504 », a commenté Villa, assurant qu'au hotspot de Lampedusa, qui a une capacité maximale de 400 personnes, il y avait plus de 6000 personnes, dont de nombreuses familles avec des mineurs. Si l'on devait résumer l'action de Kaïs Saïed vis-à-vis de l'Union européenne, ces dernières semaines, on constate qu'il n'a rien fait pour lutter contre l'émigration clandestine, comme il l'a promis à ses dirigeants, mais il se permet en plus d'interdire leurs parlementaires d'entrée sur le territoire tunisien pour s'entretenir avec les forces vives du pays.
Cette politique de Kaïs Saïed, basée sur les vagues notions de souveraineté, est bien saluée par la rue. Un peu partout sur les pages des réseaux sociaux proches ou partisanes de Kaïs Saïed, on applaudit la « force » de ce président qui ose affronter « l'impérialisme européen et l'arrogance des dirigeants européens ». Comme d'habitude, Kaïs Saïed fait du populisme à deux balles et, comme d'habitude, ça marche. Mais la vision est de très court terme. En ne faisant rien pour lutter contre l'émigration clandestine et en infligeant une gifle aux parlementaires européens, l'autocrate se tire une balle dans le pied. Faute d'avoir signé un accord avec le FMI, la Tunisie a besoin de l'argent européen, promis dans le mémorandum d'entente, pour boucler son budget et honorer ses crédits antérieurs. Cet argent ne peut être versé et ce mémorandum d'entente ne peut être validé qu'avec le vote des parlementaires. Or ce mémorandum est indispensable pour la stabilité macro-économique du pays, le commerce et l'investissement. L'autre volet du mémorandum, la transition énergétique verte, peut ouvrir de grands horizons pour le pays, réduire sa consommation d'énergie fossile que le pays paie en devises et creuse un grand trou dans sa caisse de compensation. Au-delà du mémorandum, s'agissant du commerce ordinaire entre la Tunisie et l'Europe, il y a un risque que les Européens se dirigent vers d'autres marchés, suite à l'affront. Les produits tunisiens n'ont rien d'exclusif et se trouvent ailleurs, parfois moins chers. Il y a, par ailleurs, des produits qui sont négociés régulièrement avec les responsables européens qui arrêtent des quotas bien définis. C'est le cas de l'huile d'olive par exemple. Les officiels tunisiens font tout, chaque année, pour augmenter les quotas tunisiens. Avec l'affront de Kaïs Saïed, on voit clairement que les Tunisiens vont partir bien amoindris pour les prochaines négociations. Avec tout cela, il y a clairement un risque que la balance commerciale de la Tunisie avec l'Europe devienne négative. Les pays normalement constitués, sincèrement préoccupés par les intérêts de leurs populations, ont des lobbyistes présents 365 jours par an à Bruxelles et à Strasbourg. Ces pays sont aux petits soins avec les parlementaires européens qu'ils invitent régulièrement chez eux. Il y a quelques mois, un scandale a ébranlé le parlement avec la corruption supposée de sa vice-présidente. Sont accusés le Qatar et le Maroc. Outre la vice-présidente, on reproche également à certains députés les invitations non déclarées à Doha et d'autres capitales. Pour bien fonctionner, pour bien écouler leurs marchandises, pour bien vendre leur politique, les pays paient des centaines de millions de dollars, chaque année. Ancien ambassadeur à Bruxelles, l'actuel ministre des Affaires étrangères a laissé une très piètre image derrière lui et pas du tout de lobbyistes. Avec sa lettre mal écrite, il signe un affront dont le coût sera bien élevé aussi bien pour la Tunisie que pour son propre régime. « Dieu, préservez-moi de mes amis, quant à mes ennemis je m'en charge ». C'est ce que doivent se dire maintenant Ursula von Der Leyen, Giorgia Meloni et Mark Rutte. Ils devraient se sentir trahis par leur « ami » Kaïs Saïed. Cracher dans la soupe est un hobby de l'autocrate tunisien, il a déjà fait pareil avec plusieurs de ses partisans.