Le président de la République s'est rendu jeudi dernier à la Banque nationale agricole (BNA) où il a présenté une série de dossiers de clients qui auraient obtenu des « milliards » sans garantie. Le chef de l'Etat a laissé entendre que la banque est mal gérée, sous pressions des lobbys et qu'elle finance les « gros poissons » au lieu des petits agriculteurs. Est-ce vrai ? Plongeon dans les comptes de la banque. Ce ne serait pas hasardeux de dire que le président tunisien Kaïs Saïed est l'unique président au monde qui consacre du temps à étudier de près les engagements financiers d'hommes d'affaires auprès d'une banque. Les pénuries et les inflations ne semblent plus être la priorité d'un chef de l'Etat qui préfère perdre son temps à chasser les « milliards » de crédits sans garantie plutôt que de trouver des solutions réelles aux vrais problèmes du pays. En se rendant à la BNA, jeudi 14 septembre, Kaïs Saïed a montré devant les caméras qu'il ne connaissait pas grand-chose au monde de la finance. Il le sait et c'est pour cela qu'il s'est fait accompagner de membres de la Commission tunisienne des analyses financières (Ctaf) dépendant de la Banque centrale de Tunisie. Un choix bizarre quand on sait que la Ctaf n'a absolument rien à voir avec la gestion des banques et des crédits qu'elles octroient. Son rôle s'arrête à la pourchasse du blanchiment d'argent et des transferts suspects. Ce n'est pas une première, il est arrivé au président de la République de convoquer le président du Conseil du marché financier (CMF, gendarme de la bourse) pour exprimer sa colère contre les agences de notation internationales qui avaient dégradé, alors, la notation souveraine de la Tunisie. À la BNA, le président a apporté une grosse boite d'archives contenant des enveloppes étiquetées au nom de plusieurs clients de la banque « publique » qui auraient souscrit des crédits, en milliards, sans garantie, d'après lui. Est-ce vrai ?
Pour le savoir, rien de mieux et de plus juste que les états financiers de la banque et le rapport des commissaires aux comptes. En termes de lexique, d'abord, il faut savoir que la BNA n'est pas une banque publique, comme l'indique Kaïs Saïed, puisque l'Etat n'y est actionnaire qu'à hauteur de 35,26%. Le reste du capital (64,74%) est détenu par des actionnaires ayant moins de 5% d'actions. Et vu qu'elle est cotée en bourse, il y a une belle part du privé dans le capital. Au vu des états financiers de la BNA, il ne saurait y avoir un crédit de 24 milliards comme le dit et le répète le président de la République, puisque le total des produits d'exploitation bancaire de la BNA est de près de 1,798 milliard de dinars. Visiblement, et comme à son habitude, Kaïs Saïed délaisse la monnaie officielle du pays (le dinar) et préfère parler en millimes pour donner l'impression qu'il parle de gros chiffres. À plusieurs reprises, durant la visite, le chef de l'Etat a parlé de crédits sans garantie, accordés à de « gros poissons » s'interrogeant : « quelle banque au monde accorde des crédits sans garantie ? ». La réponse est toute simple, toutes les banques au monde peuvent accorder des crédits sans garantie. C'est même essentiel, voire vital, pour la bonne marche ordinaire du pays. La Tunisie ne fait pas l'exception, des crédits sont régulièrement accordés aux entreprises sans garantie aucune, à hauteur de 3-4 mois du chiffre d'affaires. Il en est de même pour les particuliers qui peuvent « sortir dans le rouge » à hauteur d'un salaire et obtenir des crédits de consommation sur plusieurs années, sans besoin de garantie. Il leur suffit qu'ils soient salariés titulaires et que leur employeur signe une domiciliation bancaire. Une domiciliation qui ne garantit aucunement le remboursement du crédit au cas où l'employé est licencié ou décédé. Pour le « rouge », il n'est même pas besoin de présenter une assurance-vie. En parlant de milliards et de crédits sans garantie, Kaïs Saïed montre tout juste qu'il ne maîtrise pas son sujet.
Pour ce qui est de la santé financière de la BNA, des crédits qu'elle accorde et de ses résultats, la lecture des états financiers de la banque et du rapport des commissaires aux comptes (qui engagent leur responsabilité) de 2022 laissent entrevoir une banque en bonne santé. Pas en excellente santé comme la Biat ou Attijari, mais en bonne santé quand même avec quelque 159,251 millions de dinars de bénéfice net en 2022 (contre 163,145 MDT en 2021, soit une baisse de 2,4%). Ce bénéfice aurait pu être beaucoup plus important, si la banque ne trainait pas un gros boulet, un très gros boulet, qu'est celui de l'Etat. Kaïs Saïed montre sa grande colère devant les caméras pour des crédits de quelques millions de dinars accordés à des entreprises et des chefs d'entreprise, mais il ne voit pas les milliards de dinars de crédits accordés par la BNA à des organismes publics. On note bien milliards de dinars et non milliards de millimes. Ainsi, et selon les états financiers de 2022, les engagements financiers de l'Office des céréales envers la BNA totalisent quelque 4,768 milliards de dinars. Un montant en hausse de 21% entre 2021 et 2022 qui représente à lui seul 27% du total des engagements de la clientèle, en bilan et hors bilan. « Le financement de l'Office des céréales a impacté de façon significative la trésorerie de la banque », relèvent les commissaires aux comptes de la BNA, Abderrazek Gabsi et Khaled Thabet. Outre l'Office des céréales, il y a également l'Entreprise tunisienne des activités pétrolières, l'Office des terres domaniales, l'Office de l'huile, la Transtu, El Fouladh et plusieurs autres entreprises publiques endettées auprès de la BNA. Leur total s'élève à 1,17 milliard de dinars. Bien entendu, aucune de ces entreprises n'a présenté de garantie réelle à la BNA, en contrepartie de ces crédits, et n'avaient que la garantie de l'Etat à faire valoir, c'est-à-dire rien. Outre ces crédits accordés à des entreprises publiques, il faut ajouter d'autres créances abandonnées par la BNA sur la base de textes publiés dans la Loi de finances. Il s'agit essentiellement de créances agricoles qui devraient faire l'objet de prise en charge par l'Etat. L'encours de ces créances s'élève à 90,4 millions de dinars (loi 2013-54) et 14,95 millions de dinars (loi 99-65) au 31 décembre 2022. Par ailleurs, la BNA a conclu avec l'Etat tunisien des conventions de gestion de plusieurs fonds budgétaires et fonds budgétaires agricoles de plusieurs centaines de millions de dinars. Outre les créances sur les entreprises publiques présentant un risque de crédit avéré et qui ont été prises, théoriquement, en charge par l'Etat. Le montant total desdites créances prises en charge par l'Etat a été arrêté à 329,6 millions de dinars et leur encours cumulé s'élève à 37,56 millions de dinars.
Preuves (et milliards) à l'appui, la BNA finance bien l'agriculture, contrairement à ce que prétend Kaïs Saïed. Il parle du financement des petits agriculteurs, mais ceux-ci aussi sont financés ordinairement par la banque, dès lors qu'ils sont clients. Le chef de l'Etat parle de débits sauvages sans garantie et oublie que les agriculteurs (petits ou grands) bénéficient de ces opérations à l'instar de tous les clients. Il parle d'intérêts excessifs et oublie que les taux d'intérêts sont fixés par la Banque centrale et c'est cette dernière qui fixe le taux directeur. La marge de la BNA est bien minime et est loin derrière les autres banques commerciales. En se rendant à la BNA avec sa boite d'archives, Kaïs Saïed faisait de la politique et du populisme. En sa qualité de président de la République, il n'a pas à plancher sur les comptes bancaires et les encours de crédits des particuliers, cela n'est pas prévu dans ses prérogatives et est interdit par la loi. Il a violé tout simplement le secret bancaire et la BNA peut être comptable de cela, puisqu'elle n'a pas su préserver la confidentialité des comptes de ses clients. Au-delà de ce point, il a essayé de montrer au public que la banque est mal gérée. Or ceci est faux, ses comptes attestent du contraire. Il a essayé de montrer au public que la banque ne finance pas l'agriculture et ceci est tout aussi faux. Il a parlé de milliards, pour exagérer les chiffres, alors que les dossiers qu'il a apportés ne pèsent que quelques millions de dinars. Il a parlé de crédits sans garantie comme pour épingler le favoritisme et le népotisme, alors qu'il s'agit d'une pratique des plus ordinaires et commune à l'ensemble des banques de la planète. En toute mauvaise foi, le président s'est tu quand il s'agissait de sa responsabilité directe, puisque c'est bel et bien à l'Etat que la BNA doit des milliards (de vrais) de dinars octroyés sans garantie malgré elle à un mauvais actionnaire (loin d'être majoritaire) et mauvais client.