Et un de plus ! Les poursuites judiciaires et les arrestations de journalistes n'en finissent pas, décidément, avec le régime de Kaïs Saïed. La dernière en date, celle du caricaturiste Tawfiq Omrane, a cependant brillé par un état de confusion total du régime avec des ordres et des contre-ordres en l'espace de quelques heures seulement. Le président de la République a beau crier sur tous les toits qu'il respecte la liberté d'expression, il est bien démenti par les faits. Et il est le tout premier puisqu'il lui arrive de se démentir lui-même. Jeudi 21 septembre 2013, vers 20h15, les Tunisiens apprennent l'arrestation du caricaturiste Tawfiq Omrane. Un des plus célèbres caricaturistes tunisiens (qui sont loin d'être nombreux) connu pour son ton acide et son crayon acerbe. Connu également pour être un fervent défenseur des droits, de la justice et des libertés. La nouvelle de son arrestation, qui a eu lieu vers 17 heures à son domicile, a très rapidement fait le tour des réseaux sociaux et provoqué un immense élan de solidarité et de dénonciation de la répression du régime. « Non, pas Tawfiq ! », « La caricature n'est pas un crime », « Nos libertés en danger ». Immédiatement, plusieurs médias privés ont pris le relais pour informer de l'arrestation, tout en attendant de savoir quelles sont ses véritables motifs. Etait-ce pour un dessin ou pour un délit qui n'a rien à voir avec la liberté d'expression ? Les médias publics ont, comme à leur habitude, préféré le mutisme complice. La nouvelle tombe finalement vers 22h15, Tawfiq est bel et bien arrêté pour deux dessins. Des dessins qui tournent en dérision le nouveau chef du gouvernement Ahmed Hachani. Rien de méchant, tout ce qu'il y a de plus classique dans le monde des caricatures. Tawfiq Omrane est connu pour son crayon acerbe, certes, mais il est loin d'être dans les extrêmes et certainement pas dans le vulgaire. Aussitôt la nouvelle tombée, les internautes changent leurs photos de couverture et leurs photos de profil sur leurs pages Facebook. Idem pour certains médias (dont Business News). Les deux caricatures sont massivement partagées et tout le monde se laisse aller dans la critique de ce régime répressif qui n'aime pas la critique et poursuit les journalistes pour avoir fait leur travail. À ce jour, on compte une bonne vingtaine de journalistes poursuivis pour différents chefs d'accusation ayant tous un point commun, le crime de lèse-majesté. Coup de théâtre tard la nuit, vers 2 heures, Tawfiq Omrane est libéré ! Une première ! Jamais, ou presque, un détenu est libéré le soir même après une décision de garde à vue. D'habitude, on attend le lendemain, voire deux ou trois jours après sa comparution devant une cour. Dans le cas de Tawfiq, c'est le parquet qui a désavoué le parquet !
Ce qui s'est passé a été raconté par l'avocat Ayachi Hammami. « L'arrestation puis la libération de Tawfiq Omrane reflètent l'état de confusion du régime », dit-il vendredi 22 septembre 2023 au micro de Borhane Bssais sur IFM. L'avocat relève, dans la foulée, des aberrations procédurières. Si certaines étaient à l'encontre des intérêts du prévenu, et violant ses droits, d'autres ont conduit à sa libération. Après son interpellation, le caricaturiste a été interrogé au poste de police de Megrine et obligé de signer le procès-verbal, alors qu'il n'était pas assisté de son avocat. On ne lui a même pas lu ses droits pour lui signifier qu'il avait droit à cette assistance. Ce vice de procédures devrait conduire à l'annulation des poursuites qui peuvent conduire jusqu'à deux ans de prison. À l'origine de cette procédure, un rapport rédigé par un agent de police zélé qui est tombé sur les deux caricatures et qui a considéré qu'il s'agissait d'une atteinte au président de la République. Visiblement, il ne connait pas le journaliste et sa notoriété et n'a jamais entendu parler de ce qu'est la liberté d'expression. Après l'interrogatoire et la consultation du parquet, Tawfiq est placé en garde à vue et emmené, menotté, au centre de détention de Bouchoucha. Là où sont emmenés tous les délinquants et criminels en attente de leur traduction devant le ministère public, puis devant une cour en comparution immédiate. Théoriquement, vu que le poste de police est à Megrine, c'est le parquet près le tribunal de Ben Arous qui a ordonné la garde à vue. Théoriquement, toujours, c'est ce parquet qui a décidé de sa libération. Sauf que cela n'a pas été le cas, comme le relate Me Hammami, puisque c'est le parquet près le tribunal de Tunis qui a décidé de la libération à 2 heures du matin. « Durant la nuit, l'information a fait le tour des réseaux sociaux. Ceci aurait placé le ministère public dans le doute. Ils ont senti qu'ils avaient commis une grande erreur… Le ministère public est politisé… Il n'y a pas de justice indépendante. Le ministère public manœuvre selon les instructions de la ministre de la Justice », analyse Ayachi Hammami. Avec ce rétropédalage, Tawfiq Omrane a réussi à caricaturer le régime de Kaïs Saïed. Par ses dessins, il l'a poussé à l'erreur une première fois, avec le déclenchement des poursuites et la garde à vue et à l'erreur une seconde fois en cherchant à corriger la première erreur.
Ces balbutiements des parquets reflètent l'état dans lequel est le régime de Kaïs Saïed. Certains veulent la répression, d'autres non. Certains cherchent à éviter la polémique stérile et l'effervescence des réseaux sociaux, d'autres la provoquent. Certains considèrent qu'un dessin ou un article de presse font partie de la liberté d'expression, bien garantie par la constitution, d'autres considèrent tout comme étant un crime de lèse-majesté. En vérité, le président de la République lui-même ne sait pas ce qu'il veut et dit, parfois, le contraire de ce qu'il fait. Il a ainsi beau dire respecter la liberté d'expression, cela ne l'empêche pas pour autant de s'immiscer dans le travail des journalistes, notamment ceux de la TV nationale. Il lui est même arrivé, par deux fois en l'espace de trois mois, de critiquer le journal télévisé de 20-Heures et l'ordre des nouvelles. En dépit de ses appels à la liberté d'expression, c'est lui qui est derrière le décret 54 liberticide qui punit jusqu'à dix ans de prison les intox touchant les fonctionnaires. Ses ministres, et son ancienne cheffe du gouvernement, ont intenté des procès contre des journalistes, sur la base du décret liberticide, suite à des articles de presse ordinaires, mais critiques à l'encontre de ces ministres. Le journaliste Khelifa Guesmi croupit aujourd'hui en prison, après avoir été condamné à cinq ans ferme, pour avoir fait son travail et refusé de dévoiler ses sources. Le déclenchement des procédures contre Tawfik Omrane est dû à un policier zélé, appuyé par le chef du commissariat et validé par le parquet de Ben Arous. Tout cela remet en question la sincérité de Kaïs Saïed quand il dit défendre la liberté d'expression. Si c'était vraiment le cas, pourquoi y aurait-il eu un décret 54 et toutes ces procédures iniques contre les journalistes ? Mais si ce n'était pas le cas, pourquoi Tawfik Omrane a été libéré et pourquoi les dossiers judiciaires des journalistes dorment dans les tiroirs depuis des mois sans qu'ils ne soient ni classés, ni traduits devant une chambre ?