Alors que le pays est en chute libre, avec un pouvoir observant une politique digne de l'ère soviétique, les deux organisations patronales, Utica et IACE observent un silence assourdissant. La peur au ventre, elles sont en train de laisser le régime putschiste faire ce qu'il veut du pays sans opposition aucune. Il est des présidents qui entrent dans l'Histoire tant ils ont fait de bien pour leur organisation. Et il en est d'autres qui entrent dans l'Histoire tant ils ont joué la carpette faisant décimer leur organisation. Incontestablement, Samir Majoul et Taïeb Bayahi, respectivement présidents de l'Union tunisienne de l'Industrie, du Commerce et de l'Artisanat (Utica) et l'Institut arabe des chefs d'entreprises (IACE) feront partie de la seconde catégorie. Tous les deux sont à des années-lumière de Ferjani Belhadj Ammar, Hédi Djilani ou Wided Bouchamaoui qui ont défilé à l'Utica, ou encore des inégalables Mansour Moalla (fondateur) et Chékib Nouira qui ont défilé à l'IACE. Si l'Histoire ne retiendra rien de bon de ce qu'ont fait (ou pas fait) MM. Majoul et Bayahi, c'est parce qu'ils sont totalement déconnectés de la réalité amère de ceux qu'ils sont supposés défendre. Le top en ce mois de décembre 2023 est des plus faciles à dresser. L'inflation est à deux chiffres dépassant les 30% pour certains produits alimentaires. Le gouvernement impose des plafonds tarifaires à une série de produits poussant certains industriels et intermédiaires (transporteurs, commerçants, grossistes) à vendre à perte. Les chefs d'entreprise sont stigmatisés et diabolisés et certains d'entre eux sont en prison pour des motifs fallacieux. Fuite des cerveaux vers l'Europe. Pression fiscale grandissante. Contrôles fiscaux zélés et traductions en justice chronophages et anxiogènes contre de grandes entreprises pour des faits mineurs. On n'a pas besoin de le comprendre, le régime putschiste dirigé d'une main de fer par le président Kaïs Saïed ne porte pas les chefs d'entreprise dans son cœur. Le chef de l'Etat a carrément dit qu'on ne le verra jamais s'asseoir aux côtés des nantis. Pas une semaine ne passe sans qu'il n'épingle des représentants du capital, qu'ils soient de petits commerçants ou de grands industriels. À l'entendre, ainsi que ses aficionados bien actifs dans les médias et les réseaux sociaux, il n'y a que des spéculateurs et ce sont eux qui sont derrière l'inflation, les pénuries et l'appauvrissement du peuple. Face à ce discours stigmatisant et clivant du régime, il y a eu des voix sensées de l'intérieur pour tenter de convaincre le président de la République que l'ère soviétique est révolue et que la politique suivie est contraire au bon sens et à l'époque. Ces voix ont été jetées dehors sans autre forme de procès. C'était le cas de Fadhila Rabhi Ben Hamza, ministre du Commerce, limogée en janvier, de Samir Saïed, ministre de l'Economie et de la Planification, limogé en en octobre, de Neila Gonji, ministre de l'Industrie, limogée en mai ou encore de Nasreddine Nsibi, ministre de l'Emploi limogé en février. Les trois derniers n'ont toujours pas été remplacés. L'opposition au discours clivant du régime et sa politique n'est cependant pas le rôle de ces ministres déchus, mais bel et bien le rôle premier des organisations patronales, à la tête desquelles l'Utica. Celle-ci observe cependant un silence total. Comme si elle était l'organisation d'un autre pays. Pas un communiqué pour dénoncer la politique du régime et ses stigmatisations à répétition. Pas un pour dénoncer les arrestations arbitraires et les poursuites judiciaires ciblant des chefs d'entreprises parmi les plus grands du pays. On n'a pas vu une seule critique de la Loi de finances 2024 dont certains articles nuisent énormément aux intérêts des entreprises tunisiennes. Le régime piétine le capital et la centrale patronale se laisse faire sans broncher. Kaïs Saïed peut même se permettre le luxe du cynisme en taclant directement Samir Majoul, industriel de concentrés de tomates à l'origine. Lors d'une visite inopinée à une grande surface, le chef de l'Etat a pris une boite de concentré de tomates pour dénoncer son prix qu'il juge, excessif. Quelques semaines plus tard, le ministère du Commerce décide de plafonner le prix des concentrés de tomates. Les industriels et les vendeurs trouveront-ils leur compte avec ces prix bas plafonnés ? Le doute est permis. Certains de leurs confrères des eaux minérales vendent à perte depuis le plafonnement de leurs prix en août dernier. Comment a réagi Samir Majoul à ces offenses publiques ? C'est comme s'il n'était pas concerné. Apparemment, Samir Majoul a perdu son sifflet rouge… Mais là où le bât blesse, c'est que M. Majoul ne brille pas uniquement par son inefficacité à la tête de la centrale patronale qu'il dirige (lui aussi) d'une main de fer depuis 2018, mais il a perdu toute légitimité depuis janvier dernier, date à laquelle il aurait dû organiser un congrès électif et céder sa place à un successeur. Il est, en clair, doublement illégitime. Autre organisation, autres mœurs, mais toujours la même mentalité de carpette, l'IACE. Cette organisation est une sorte de think tank international dont la mission est de promouvoir l'entreprise tunisienne et aider à améliorer l'environnement des affaires. Outre ses études de haute qualité, l'IACE organise chaque année en décembre les Journées de l'entreprise qui sont, maintenant, à leur 37e édition. Ces journées s'organisaient, jadis, sous le haut patronage du président de la République et c'était toujours le Premier ministre qui les inaugurait. Parfois même, le chef de l'Etat lui-même comme c'était le cas sous feu Béji Caïd Essebsi. Plus maintenant. Pour cette 37e édition, c'est la ministre du Commerce qui a fait le déplacement à Sousse. Depuis toujours, les journées attirent le gratin des affaires en Tunisie et même à l'international. On ne compte plus les anciens ministres et Premiers ministres européens et africains qui ont été conviés aux journées. Plus maintenant. Pour cette 37e édition, les présents nous témoignent qu'il y a eu très peu de chefs d'entreprises de renom. Et s'il n'y a pas eu vraiment des chefs d'entreprise de renom, c'est que la thématique et les tables rondes programmées ne collent pas du tout à l'actualité et à leurs attentes. Tout comme l'Utica, l'IACE considère que l'inflation, les pénuries et les poursuites judiciaires touchent un autre pays que la Tunisie. On frise carrément l'aberration avec cette session consacrée à l'informalité dans les médias et l'avenir des médias classiques en l'absence de tout patron de presse ! Ce déclin de qualité n'est pas dû à la direction de l'IACE, loin s'en faut, le directeur de l'organisation Majdi Hassen a toujours brillé par son efficacité. Le premier responsable est Taïeb Bayahi, président de l'IACE depuis 2018. Il agit comme si le think tank était une propriété privée ne voulant pas y voir des voix discordantes, alors que le rendez-vous a toujours été l'incontournable du débat et de la diversité. Pour la première fois de son existence, Business News n'était pas convié aux Journées de l'entreprise. On s'en remettra bien entendu. Business News et l'IACE demeureront alors que M. Bayahi partira comme tous les présidents du monde. Mais l'exclusion d'un média, considéré (à tort) comme hostile n'a pas empêché les retombées presse négatives de la 37e édition, malgré l'implication de certains journalistes « de renom » dans l'organisation. « Atmosphère plombée et journées vieillissantes dans un hôtel vieillissant », écrit Africanmanager. Excluant toute autocritique et toute amende honorable, Taïeb Bayahi joue l'arrogance en répondant que les absents ont toujours tort. En adoptant cette politique soumise au régime, Samir Majoul et Taïeb Bayahi épousent parfaitement la célèbre citation de l'ancien chef du gouvernement l'islamiste Hamadi Jebali : « le رأس مال est جبان » (le capital est lâche). Taïeb Bayahi ose quand même une lapalissade en déclarant que l'IACE est avec l'Etat, comme si l'opposition ou les médias d'opinion étaient contre. La vérité est dure à avaler, les deux présidents sont avec le régime et n'osent pas le critiquer ni s'opposer à lui, tournant ainsi le dos à leur rôle premier qui est de défendre les entreprises tunisiennes. S'ils sont là à ces postes, c'est parce qu'il y a eu des chefs d'entreprise qui ont cru en eux pour défendre leurs causes et leurs intérêts. Au lieu de quoi, MM. Majoul et Bayahi ont préféré défendre leur propre échoppe et leurs propres intérêts. La peur d'être poursuivis à leur tour peut-être ? Ou de subir un putsch interne comme c'était le cas avec le président de la centrale agricole Utap, Abdelmajid Ezzar ? Quoi qu'il en soit, le fait est là, par leur silence et parce qu'ils n'ont pas accompli le rôle qu'ils sont censés jouer, Samir Majoul et Taïeb Bayahi ont causé beaucoup de tort à leur organisation et leurs confrères chefs d'entreprise. Et, conséquemment, ils ont causé beaucoup de tort à la Tunisie.