Jamais dans l'Histoire de la Tunisie, l'administration n'a été aussi démotivée et sclérosée. Le manque de moyens, la pression du pouvoir et la peur du licenciement, voire de la prison, font que les fonctionnaires n'ont plus le goût de travailler et perdu tout sens de l'efficacité. Il s'appelle Moncef Akremi, il est directeur général de la Direction des grandes entreprises (DGE) au ministère des Finances et il croupit en prison depuis fin février. M. Akremi est reconnu, par ses pairs, pour sa bravoure et sa modestie, mais aussi pour son efficacité. Quand le ministère manque de trésorerie, il est celui qui appelle un à un les gros contribuables pour les sommer de payer, avant l'échéance légale, leurs déclarations mensuelles. Zélé à souhait, il est ce qu'on peut appeler un grand commis de l'Etat, comme quelques centaines (pas plus) que la Tunisie a enfanté depuis l'indépendance. C'est grâce à des gens comme lui que l'Etat et l'administration ont pu survivre aux grandes colères populaires et que le pays a continué à fonctionner normalement. Les raisons de son arrestation ? Il a négocié la pénalité à payer avec un évadé fiscal. Une pratique des plus courantes et pas qu'en Tunisie. Les mauvais contributeurs, une fois épinglés par le fisc, ont toujours négocié les montants dus. Ceci évite aux deux parties le passage par la case justice très chronophage, budgétivore et énergivore. La même pratique est observée, sans problème, par d'autres administrations dont notamment la Douane, dépendante du même ministère des Finances. Depuis l'arrestation de Moncef Akremi, les différents directeurs et vieux agents des finances sont démotivés, découragés, craintifs. Ils ont levé le pied considérant que leur collègue subit une grosse injustice. Désormais, ils ne se soucient plus de remplir les caisses de l'Etat et d'atteindre leurs objectifs en priorité, ils se soucient de leur pomme et laissent les contribuables saisir la justice pour contester les montants dus. Peu importe que cela se fait au détriment de la trésorerie de l'Etat et de son budget, l'essentiel pour eux est de ne pas devoir se justifier pour avoir pris telle ou autre décision et de devoir répondre à l'infâmante accusation de népotisme ou de corruption.
Comme au ministère des Finances, on ne compte plus le nombre de fonctionnaires qui ont levé le pied dans les autres ministères et administrations publiques. L'heure est à la démotivation et au laisser-aller dont les conséquences sont, ni plus ni moins, l'inefficacité de l'Etat. Où est partie cette administration, celle que tout le monde saluait au lendemain de la révolution, lorsqu'elle a réussi à maintenir le pays debout en pleines turbulences politiques ? Les raisons de la démotivation sont nombreuses, mais incontestablement, le président de la République est à l'origine de plusieurs d'entre-elles. Il y a d'abord les questions matérielles. Malgré son nombre pléthorique, l'administration tunisienne manque de moyens matériels. Dans les écoles et universités, dans les palais de justice, dans les postes de police ou dans les services de contrôle économique, les fonctionnaires que nous avons interviewés sont unanimes pour dire qu'il leur arrive de payer de leurs poches des équipements de bureautique, qu'ils manquent d'imprimantes, de consommables, de voitures, etc. Mais là n'est pas le problème principal. Il suffit que l'on soit motivé pour que le travail avance. Là où le bât blesse c'est la peur de prendre des responsabilités et de la reddition de comptes pour avoir pris des décisions d'habitude ordinaires. Ce qui est arrivé au directeur de la DGE n'est pas une première. Plusieurs grands directeurs et anciens ministres se trouvent aujourd'hui derrière les barreaux parce qu'ils ont pris des décisions estimées, ultérieurement, comme contraires à la loi. Il faut attendre de passer devant le juge pour que ces hauts fonctionnaires prouvent leur bonne foi et que les décisions prises étaient habituelles, courantes et servaient l'intérêt public. En attendant, ils restent en prison. Dès lors, chaque fonctionnaire fait attention et observe un zèle extraordinaire au respect des moindres procédures avant de prendre des décisions, parfois banales et ceci irrite Kaïs Saïed.
Jeudi 28 mars, le président de la République a reçu le chef du gouvernement et le ministre de l'Intérieur et a tancé ce type de fonctionnaires. Il souligné que « les décisions ne sont pas exécutées ou sont reportées sous prétexte de respect des procédures, utilisées au gré de ceux qui sont chargés de les mettre en œuvre », d'après un communiqué de Carthage. Le chef de l'Etat ne semble pas se rendre compte qu'il y a des dizaines de hauts fonctionnaires en prison et des centaines poursuivis en justice, juste parce qu'ils n'ont pas respecté les procédures. Il ne peut pas, en même temps, jeter en prison ceux qui ne respectent pas les procédures et tancer ceux qui les respectent. Devant ce dilemme, les hauts responsables concernés par des promotions rejettent tout poste de responsabilité. À ce jour, la ministre des Finances se trouve dans l'incapacité de nommer un successeur à la tête du DGE. Tous les hauts fonctionnaires qu'elle a contactés ont rejeté l'offre. Plusieurs de ses collègues sont dans une situation identique et même le président de la République. Faut-il rappeler que ce dernier n'a toujours pas trouvé un successeur à sa cheffe de cabinet limogée en janvier 2022, à sa directrice de la communication limogée en octobre 2020, à plusieurs gouvernorats sans gouverneur depuis des mois (dont Tunis et Sfax, les plus grands du pays) ainsi qu'à des dizaines de délégués et de directeurs généraux et deux ou trois ministres.
Les questions matérielles et la peur d'occuper des postes nécessitant des prises de décisions engageantes ne sont cependant pas les seules raisons du découragement observé et de la sclérose généralisée dans l'administration tunisienne. Il y a une question fondamentale et très personnelle de dignité. Sous le régime de Kaïs Saïed, et pour la première fois dans l'Histoire du pays, les fonctionnaires sont humiliés par le régime lors de leur limogeage, y compris ceux réputés proches du régime. Plus d'un a affirmé qu'il a appris son limogeage par voie de presse. Plus d'un, également, s'est fait signifier son limogeage par un SMS comme cela aurait été le cas (selon la rumeur, il nous a été impossible de le confirmer) du procureur de la République près du Tribunal de première instance de Tunis, du Pôle antiterroriste et du Pôle économique et financier. Celui-ci fait partie des personnes qui ont fait preuve de grand zèle pour servir le régime de Kaïs Saïed, mais il s'est trouvé dehors sans reconnaissance aucune pour ses services rendus. À ce jour, on décompte au moins 74 limogeages secs de hauts fonctionnaires de l'Etat par le régime de Kaïs Saïed depuis son putsch en juillet 2021. Parmi eux, plusieurs hauts fonctionnaires nommés par le président lui-même, mais aussi plusieurs hautes compétences injustement limogées, juste par caprice du chef. Parmi ces derniers, on cite notamment le cas de Samir Saïed, ancien ministre de l'Economie et de la Planification, Fadhila Rabhi, ancienne ministre du Commerce, Raja Ben Slama, directrice de la Bibliothèque nationale, Kamel Ben Amara, maire de Bizerte (son limogeage est carrément illégal puisqu'il s'agit d'un élu) et plusieurs autres qu'on pourrait compter par dizaines. Cette ingratitude de la tête du pouvoir exécutif, additionnée au manque de moyens matériels et à la peur de la reddition des comptes et de l'injustice de la justice, font que hauts fonctionnaires et fonctionnaires lèvent le pied et évitent tout zèle qui pourrait un jour se retourner contre eux. Il y a une réelle prise de conscience que ce régime va partir un jour, que ce jour approche et qu'il n'est pas question de se mouiller pour lui. Ils préfèrent rendre des comptes pour n'avoir rien fait ou avoir respecté scrupuleusement les procédures complexes, plutôt que de devoir se justifier pour avoir pris une décision qu'ils pensaient juste et profitable à l'intérêt public.
À tout cela, s'ajoutent la paresse légendaire d'une bonne partie de fonctionnaires, la démission de plusieurs autres qui ont préféré partir vers le privé qui les reconnait à leur juste valeur et les rémunère à la hauteur de leur compétence en leur assurant des revenus bien meilleurs (qui peuvent osciller entre le double et le quintuple, voire davantage), la fuite des cerveaux vers l'étranger (notamment dans le secteur médical) et le paradoxe de ces administrations qui manquent de personnel, alors que d'autres en comptent bien davantage de ce qui est nécessaire. Tous ces éléments font que l'administration soit aujourd'hui totalement sclérosée. Kaïs Saïed a beau critiquer cette administration et lui donner continuellement des leçons, il fait partie de l'un des premiers responsables de sa sclérose.