Au fil de l'histoire, l'émergence de leaders aux tendances paranoïaques par des voies démocratiques a souvent conduit leurs nations à des conflits dévastateurs. Ce phénomène soulève une question essentielle : jusqu'à quel point peut-on vraiment considérer tous les choix d'un peuple comme légitimes ? En d'autres termes, la volonté populaire doit-elle être considérée comme une injonction absolue ? Le vingtième siècle illustre de façon caricaturale ce dilemme avec l'élection d'Adolf Hitler, l'un des criminels les plus infâmes de notre époque, qui bénéficia d'une large adhésion populaire pendant plus d'une décennie. Les horreurs qu'il a orchestrées continuent de hanter notre mémoire collective. En tenant compte de ses idéaux racistes et antisémites, peut-on encore considérer le choix du peuple allemand comme légitime ? Ces réflexions mettent en lumière les défis politiques inhérents à la capacité du peuple à s'auto-gouverner. Dans une perspective simpliste, les fondements même de la démocratie – liberté, séparation des pouvoirs et droits civiques – pourraient être menacés au nom de la volonté populaire sans que cela ne soit considéré comme une transgression. Le débat entre les partisans d'une vision absolutiste de la démocratie, respectant à la lettre le choix du peuple, même si cela risque d'ouvrir la voie à des régimes antidémocratiques, et ceux qui prônent une pondération de l'expression citoyenne, met en exergue les tensions contemporaines. Qui, parmi ces deux camps, défend réellement la démocratie ?
Aujourd'hui, alors que les populismes et les théories du complot prennent de l'ampleur, le modèle démocratique classique est au plus mal. En Europe, des mouvements tels que le Rassemblement National en France, le Mouvement 5 Etoiles en Italie et le Fidesz en Hongrie séduisent une part significative de la population. En Amérique latine, le chavisme au Venezuela, en dépit de son opposition à Jair Bolsonaro au Brésil, trouve également un large écho. Aux Etats-Unis, l'élection de Donald Trump, qui a rassemblé près de 70 millions de voix, témoigne d'un désir de retour au pouvoir. En Asie, Rodrigo Duterte aux Philippines, avec son style populiste et ses décisions controversées, réussit également à rallier une partie de la population. Jean-Jacques Rousseau, dans son œuvre « Du contrat social » (1762), affirmait que « la volonté générale est toujours droite et tend vers l'utilité publique », suggérant que le peuple ne se trompe que sous l'influence de forces extérieures. Cependant, pouvait-il prévoir l'impact des réseaux sociaux sur cette dynamique ?
La vision idéalisée d'un peuple éclairé, agissant pour son propre bien, a été façonnée par des penseurs comme Spinoza, Montesquieu et Rousseau, qui ont défié les pouvoirs arbitraires de leur époque. Toutefois, cette confiance dans la raison populaire nécessite d'être nuancée, surtout à la lumière des modèles de démocratie moins libéraux. Carl Schmitt, juriste et penseur des années 1930, soutenait que l'intérêt supérieur de l'Etat pouvait justifier l'usage de la violence en cas de nécessité. Ses théories résonnent dans le contexte actuel de mondialisation et d'ultralibéralisme, posant la question de la légitimité de l'Etat à restreindre les libertés au nom de sa sécurité économique ou sanitaire, par exemple. Schmitt plaidait pour une démocratie directe et autoritaire, où la volonté populaire s'exprime à travers un chef et sans intermédiaires. Les conséquences de cette idéologie se sont révélées dramatiques, notamment avec le retour des nationalismes et des souverainismes autoritaires, qui empiètent inexorablement sur les libertés individuelles et mènent inéluctablement vers des conflits armés.
Cette approche refait surface à travers le monde, et c'est inquiétant. Ces mouvements exploitent des récits manichéens pour rallier les désillusionnés, divisant la société entre "bons" et "méchants". En opposant le "peuple" aux "élites", ils présentent le peuple comme une entité homogène, vertueuse et opprimée, en lutte contre une caste corrompue. En capitalisant sur leur popularité, ils affaiblissent les contre-pouvoirs, prônant une démocratie directe au détriment de la démocratie représentative, qu'ils qualifient d'obstacle à leur programme. Sous le prétexte de restaurer la souveraineté nationale, ils alimentent un sentiment de paranoïa qui justifie des politiques protectionnistes et exclusives, souvent dirigées par un leader charismatique incarnant un peuple idéalisé.
En conclusion, la critique de la démocratie oscille entre le désir d'un exercice plus large de la liberté et la tentation d'une autorité renforcée. Ce dilemme se manifeste dans la quête paradoxale de l'exercice d'une démocratie citoyenne directe, tout en exprimant un besoin d'autorité stricte. La solution réside dans la foi qu'une démocratie doit être appréhendée comme un processus évolutif, capable d'apprendre de ses erreurs et d'intégrer les transformations sociales. Elle ne peut pas être réduite à l'expression brute de la volonté populaire. C'est un travail perpétuel de délibération et de compromis à travers une écoute attentive de l'expression des besoins et des revendications populaires. Ainsi, malgré les crises, l'autocorrection, impossible dans les autocraties, demeure toujours envisageable au sein d'un système démocratique.