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Mohamed Sahbi Khalfaoui: Non, Kais Saïd n'est pas schmittien
Publié dans Leaders le 11 - 12 - 2019

Dans un article publié le 26 novembre dernier dans le Huffpostmaghreb, le professeur Mohamed Chérif Ferjani a posé la question de savoir si le Président de la République, Kais Saïd, est inspiré par le penseur Carl Schmitt. Par cette question pertinente, le professeur Ferjani a un double mérite. Le premier est de proposer une piste savante de réflexion pour la compréhension de l'ovni politique qu'est devenu Kais Saïd en 2019. Le second est de mettre les thèses d'une importante figure de la pensée juridique et politique, Carl Schmitt, dans le cœur du débat scientifique tunisien. Ce second point me semble d'un intérêt majeur.
Schmitt, le méconnu
De part son engagement politique depuis 1933 et jusqu'à la défaite militaire finale du national-socialisme, Carl Schmitt a représenté la figure du penseur sulfureux et dangereux. Pendant cette période, il s'est particulièrement illustré à travers deux textes qui l'inscrivaient dans la politique raciale du IIIème Reich : "Le Führer protège le droit" en 1934 et "La science allemande du droit dans sa lutte contre l'esprit juif" en 1936. Mais Carl Schmitt et sa pensée étaient déjà suspects même avant son ralliement au nazisme. L'hostilité à laquelle faisaient face ses écrits peut être expliquée par son caractère inaccoutumé par rapport à la pensée dominante sous Weimar mais aussi au delà des frontières allemandes. Bien que largement analysée, discutée et commentée par des figures de premier plan (Léo Strauss, Marcuse, Kelsen, Lukács, Aron, Habermas...), cette œuvre reste très peu accessible principalement, pour des raisons multiples. La première d'entre elle est le procédé tellement simpliste du reductio ad hitlerum. Peut être que ce fut le cas d'une figure immense de la pensée juridique et politique, Maurice Duverger, qui a renvoyé l'étude de Carl Schmitt sur "La Dictature"(Seuil, 2000), l'une des études les plus complètes et les plus pertinentes sur cette notion à un simple pamphlet. Julien Freund, dans sa préface de "La notion de politique, Théorie du partisan" (Flammarion, 1992) a considéré que "manifestement, Duverger n'a ni lu ni feuilleté l'ouvrage de son prédécesseur, mais il n'a même pas dû consulter la table des matières". Cette méfiance et ce refus d'examiner l'œuvre schmittienne trouve toujours des défenseurs, notamment chez le philosophe d'origine tunisienne, Charles Yves Zarka. La réintroduction de Carl Schmitt dans les débats universitaires français se fait essentiellement grâce aux travaux pionniers de Jean François Kervégan et d'Olivier Beaud.
Pourquoi toute cette introduction et pourquoi l'évocation des difficultés de l'introduction de la pensée de l'allemand en France ? Il s'agit pour moi de trouver des explications de l'absence de Schmitt de l'enseignement juridique et du nombre très faible (je veux dire l'absence totale) d'études universitaires tunisiennes consacrées à ses écrits et positions. L'intérêt tardif de l'école juridique française à Schmitt pourrait en être une explication plausible. D'un autre côté, et à ma connaissance, il n'existe que deux traductions de l'œuvre de Schmitt vers la langue arabe. Il s'agit de sa "Théologie politique" (CAREP, 2018) et de "La notion de politique" (Madarat, 2017). Il ne faudra donc pas compter sur la découverte de Schmitt en cette langue. C'est peut être l'une des raisons qui font que Carl Schmitt n'est connu en Tunisie que par des philosophes germanophones, des politistes férus de la théorie politique ou des juristes spécialistes de la philosophie de droit. Mea culpa pour tous les autres connaisseurs de Schmitt qui ne figurent pas dans cette liste restreinte.
Mais pourquoi considérer l'œuvre de Schmitt si importante ? Parce qu'elle est très importante. Schmitt se plaisait à se définir comme publiciste. Il n'était pas uniquement cela. Il était également un philosophe de droit, un commentateur des grands écrits philosophiques classiques, un critique littéraire, un fin connaisseur de la théologie chrétienne, un théoricien politique et de politique. Bref, un érudit. Ses écrits prolifiques témoignent d'un esprit très brillant qui reste très actuel de nos jours.
Pourrait-il y avoir une quelconque honte d'être inspiré par un intellectuel nazi ? Oui, certes. Mais tout comme le souligne J-F Kervégan, "la nature de l'œuvre schmittienne est telle que l'on peut, sans contradiction majeure, s'en inspirer et la rejeter". C'est cette même nature qui peut expliquer que des figures importantes de la gauche, Otto Kirchheimer ou Chantal Mouffe, de la droite, Alain de Benoist, s'inspirent de sa pensée, tout comme le fut aussi, même sans le citer Claude Lefort, mais encore Giorgio Agamben et Rudi Dutschke.
Kais Saïd peut il être ajouté à cette liste ?
J'essayerai, dans ce qui suit, d'apporter quelques explications de la proposition que j'avance pour répondre à l'interrogation posée par professeur Ferjani : Non. Saïd n'est pas inspiré par Carl Schmitt.
Mais avant d'évoquer ces éléments, je souhaite commencer par la discussion de l'idée principale de l'article de professeur Ferjani qui fait le rapprochement entre les deux hommes sur le point de la "Révolution conservatrice".
Kais Saïd et la "Révolution conservatrice"
Je ne crois pas que Kais Saïd soit un représentant d'une forme arabo-islamique de la révolution conservatrice. Certaines données électorales, rhétoriques et référentielles des dernières élections démontrent un virage distingué vers la droite et le conservatisme chez l'électorat tunisien. Une analogie me semble possible entre le conservatisme des années 20 en Italie et en Allemagne et celui de l'électorat rural et périurbain tunisien ainsi que la tendance autoritaire des classes moyennes en crise pour expliquer la juxtaposition des revendications sociales et économiques à une montée en force de l'identitaire comme critère du politique. Cette hypothèse, avec d'autres, semble capable d'expliquer le vote pour Kais Saïd. Elle est toutefois erronée, me semble-t-il, pour comprendre l'homme.
Le Président de la République est un révolutionnaire. Il est aussi un conservateur. Mais il ne prêche pas une révolution conservatrice. C'est un simple populiste qui répond à tous les indices qui caractérisent les populistes à travers les différents pays touchés par ce phénomène. Ce populisme le rapproche des attentes populaires et électorales et lui fait adopté des éléments de discours variés synthétisant des thématiques de gauche et de droite. Mais le Président de la République ne porte ni idéologie ni projet politique ni projet sociétal. En tout cas je n'ai pas réussi à voir des ébauches qui peuvent indiquer le contraire. C'est dans ce sens que je m'inscris en faux face à la proposition de professeur Ferjani.
Je reviens maintenant à mon affirmation concernant le lien entre la pensée de Carl Schmitt et le projet du Président de la République.
Normativisme et décisionnisme
La première opposition s'inscrit sur le terrain de "l'idéologie" juridique de l'un et de l'autre. Le décisionnisme schmittien est d'abord une critique du normativisme kelsenien, la forme la plus développée et la plus théorisée du positivisme juridique. Kelsen présente sa pensée du droit, en opposition au jusnaturalisme et au courant sociologique du droit, comme celle d'un ordre clos qui repose sur le principe de l'autonomie et de l'autofondation de ce système. L'être de la norme juridique repose uniquement sur sa validité par l'approbation formelle que lui procure l'ordre juridique lui même. Elle ne peut être soumise qu'au respect de la norme qui lui est supérieure d'où la hiérarchie de l'ordre juridique. L'aporie que pose cette théorie est celle du fondement, de l'origine et de la forme de la Grundnorm, la norme basique qui serait à l'origine de l'ordre juridique. Le théoricien autrichien, démocrate et libéral par ailleurs, a apporté plusieurs éclaircissements à ses propos dans son ouvrage "Théorie générale des normes" (PUF, 1996) qui a fait la suite tardive de sa "Théorie pure du droit" (LGDJ, 1999), mais il n'en reste pas moins que l'aporie persiste.
Le juriste Kais Saïd s'inscrit dans cette logique et dans cette "idéologie juridique". Le droit pour lui, la règle de conduite formalisée en un texte juridique, s'autodéfini par le mécanisme du respect des conditions formelles de son élaboration. A la question de la norme fondamentale, le juriste doublé par l'activiste politique lui impose les revendications révolutionnaires comme référant déontique et desquelles devrait découler tout l'ordre juridique. A ce propos, il se trouve dans une contradiction rattachée à l'opposition des deux principes de l'identité de l'ordre juridique et de la révolution. Une révolution n'est autre que le renversement d'un ordre. L'activiste politique Kais Saïd, sous l'influence du juriste, souhaite introduire cette révolution dans un ordre préexistant. A cela, il est possible d'opposer l'argument que cette démarche consiste à concrétiser la révolution et ses revendications dans des actes concrets, les textes juridiques. Seulement, elles seront soumises aux impératifs formels de l'ordre déjà existant. Il en dénaturera la portée et leur trouvera un lieu de négociation où des concessions devront être sacrifiées. Il lui faudra dans ce cas se poser la question sur son propre rôle : sera-t-il le révolutionnaire ou le normativiste ? Il abandonnera l'une ou l'autre de ses distinctions. Or, la règle de droit est fondamentalement un acte de commandement selon Schmitt. Elle est avant toute autre chose le fruit d'une décision, un acte souverain de l'autorité qui l'établit. Ce qui compte donc n'est pas son respect de la forme et de l'ordre juridique duquel elle fait partie mais plutôt de la légitimité de l'autorité qui l'instaure. La légitimité pour le juriste Kais Saïd est aussi synonyme de légalité, deux concepts très différents dans la pensée de Carl Schmitt. Je ne souhaite pas apporter mon avis sur cette problématique mais le Président de la République Kais Saïd aura à dépasser ses contradictions et à choisir une voie claire : sera-t-il un révolutionnaire qui fera face à la logique positiviste et normativiste qui lui impose le respect des règles et qui ne reconnait nullement le changement brusque de l'ordre, qui l'a placé lui même à la tête de l'Etat ? ou bien sera-t-il le garant de la Constitution et de la loi qui n'offre qu'une voie de réforme, politique avant tout, partisane pour être efficace, ce qui le placerait au cœur même du système qu'il a annoncé souhaiter le renverser ? Son public semble avoir tranché. Il souhaite qu'il soit le Führer (le chef) pour lequel "ce qui qu'il y a de meilleur dans le monde est un commandement, pas une loi". Cette voie prônée par Schmitt placerait directement le Président de la République dans l'illégalité. Le choix devra être fait.
Saïd et le politique
Sur la même lancée de ce normativisme à outrance chez Kais Saïd, sa vision du politique (pas la politique mais plutôt de ce qui la rendrait possible) est captive de sa vénération des textes. Kais Saïd est un simple technicien de droit, un légiste et au mieux un interprète du droit qui a une passion pour l'histoire. Cette condition rend à ses yeux, et dans ceux de beaucoup d'autres légalistes, le politique prisonnier des textes des lois. L'essence du politique dans la pensée schmittienne est qu'il n'est nul autre que la discrimination ami/ennemi. Sa substance est qu'il n'en a aucune. Ceci le rendrait diffus, invasif de tous les autres domaines et susceptible de prendre toute autre substance. Tout est politique et le tout ne peut qu'être politique. Saïd n'a pas cette vision. Son propos est la négation du politique. Quand il en parle, elle est activité maléfique qu'il faut faire dépérir. Le politique pour lui est régi par le texte et ne peut qu'être le fruit de l'application de la loi. Il suffit de changer des textes ou mieux les appliquer pour changer, pour faire changer. Le tout est droit, texte, loi. A l'exception de général Hamdi, ses conseillers ont tous une formation juridique. Aucun d'entre eux n'a été confronté à autre chose que l'application de la loi. Lors de ses prises de paroles, il n'apporte qu'une seule réponse, le texte. Saïd n'est certainement pas un salafiste, dans le sens de l'acceptation actuel de ce mot. Il l'est d'un point de vue méthodologique parce qu'il ramène tout aux textes, les lois.
Pour la distinction ami/ennemi, Kaïs Saïd est un populiste. Le populisme se construit sur l'opposition du peuple aux élites qui s'accaparent le pouvoir. Seulement, il ne désigne pas réellement son ennemi, ni son ami non plus. Il était le candidat le moins clivant lors de la campagne électorale, l'un des candidats ayant le moins parler. Il n'a attaqué aucun de ses concurrent, il n'a accusé personne de porter la responsabilité de la déroute économique et sociale de l'État. Il a toutefois désigné tous les autres comme ennemis, toute la classe politique sans toutefois mentionner les frontières de cette classe, son critère de définition. Ils sont tous responsable, je serai le sauveur. Ce procédé populiste défini Kais Saïd mais il ne peut en aucun cas l'inscrire dans le clivage schmittien. L'idée directrice est la même. Le populisme la dénature parce que ses clivages maintiennent le flou et des lignes entrecroisées entre les ennemis et les autres.
Aussi, Kais Saïd nie l'existence des clivages sociaux par la vénération d'une entité imagée, le peuple. Il ampute le clivage de ses origines sociales pour le cantonner dans la sphère politique. Parce qu'il est populiste, il continue à être dans l'opposition même à la tête de l'État pour être toujours le représentant de cette entité. Tout comme l'était Marzouki avant lui.
L'État et la démocratie
Kais Saïd aurait pu être schmittien par sa critique de la démocratie et du parlementarisme. Il ne l'est pas. Carl Schmitt part dans sa critique de la démocratie représentative du présupposé de la fusion de trois régimes originaux dans l'appellation contemporaine de démocratie : la monarchie par l'existence d'un chef d'État qui commande, l'aristocratie ou l'oligarchie par les parlements qui légifèrent et la démocratie par la désignation de ces régimes par le suffrage. Schmitt critique principalement le mécanisme délibératif de la prise de décision qu'il considère comme déviance bourgeoise de l'État législatif. A cela il oppose l'État administratif qui est amené à un meilleur traitement de la chose publique. A première vue, l'activiste politique Kais Saïd semble s'inscrire dans cette analyse. Surtout qu'il souhaite, tout comme Schmitt, joindre à la volonté populaire le pouvoir d'un Président de la République qui serait plébiscité et qui ne sera soumis à aucun contrôle ultérieur à son élection. Seulement, il faudra scruter plus profondément les quelques indices qu'il donne de ce qui semble être son projet politique. Le fer de lance de la campagne électorale du Président de la République était sa proposition de refonte du régime politique du pays pour rendre la désignation du pouvoir législatif émanant de conseils locaux, élus au suffrage universel, qui désignent des conseils régionaux qui, à leur tour, constitue une assemblée législative nationale. Le procédé délibératif, critiqué par Schmitt, se trouve renforcé dans le projet de Kais Saïd. Seulement, au lieu d'être centralisé dans une instance élue à l'échelle nationale, il sera diffus à l'échelle régionale et locale. Ainsi, le projet du Président de la République n'est pas de dépasser le parlementarisme mais plutôt de le rendre fragmenté et l'inscrire dans la plus petite dimension de la division administrative de l'État.
Ce projet porte une autre dimension. Il confère à ces assemblées élues une tâche exécutive qui serait synonyme de démantèlement de l'État centralisé. Une telle proposition démontre à mon sens une ignorance totale de la réalité sociologique du pays. L'élection qui se fera sur la base du mode de scrutin uninominal ne verra pas générer une classe politique plus soucieuse des revendications populaires. Elle ne sera pas synonyme d'une meilleure attention des élus aux attentes de leurs électeurs. Elle produira plutôt un système qui renforcera le clientélisme, le tribalisme, le régionalisme et des baronnies locales qui tendront à désintégrer l'unité nationale et étatique de la Tunisie. Au projet schmittien très dangereux de l'État total, stade suprême de l'État administratif, qui verra s'éclipser les frontières entre État et société, Kais Saïd propose cette même alternative mais dans le sens inverse. Il s'agira de la société totale ou l'État n'est plus centralisateur de la représentation de l'intérêt général mais plutôt la somme et la fédération de l'ensemble des intérêts locaux et régionaux du pays. Il s'agit encore une fois d'une déformation professionnelle du Président de la République par son identité de juriste : un changement de texte serait la solution pour un changement politique et social.
L'état d'exception
Je termine ce propos par la question de l'état d'exception. Il me semble que Carl Schmitt est accusé à tort d'être le théoricien de l'état d'exception. La suspension de l'ordre juridique pour appliquer des mesures exceptionnelles est un point de repère méthodologique pour le juriste allemand pour l'analyse et la compréhension du dit ordre. La confusion trouve son origine peut être dans l'interprétation extensive que fait Schmitt de l'article 48 de la constitution de Weimar. Ceci visait, semble-t-il à sauver la République allemande du national socialisme auquel il était farouchement opposé avant son ralliement honteux de 1933. Le sens de cet état d'exception qu'il a théorisé déjà en 1921 dans "La Dictature" et dans sa "Théorie de la constitution" de 1928 (PUF, 2013) semble échapper au juriste Kais Saïd qui a voulu l'appliquer à l'état d'urgence décrété en Tunisie. Dans son interprétation de l'article 80 de la Constitution de 2014, Saïd avait considéré, pendant l'été 2016, que les raisons qui peuvent permettre au Président de la République de s'attribuer des pouvoirs dictatoriaux, à l'occasion d'un danger imminent qui mettrait l'État en péril, étaient similaires à celles qui sont appliquées lors de l'état d'urgence. Ce n'était pas digne de l'ancien chargé de cours du droit constitutionnel de la deuxième plus importante faculté de droit du pays.
Epilogue
Moi même n'étant pas germanophone, je ne prétends pas connaitre tout l'étendu de l'œuvre de Carl Schmitt très fluctuante selon les différentes étapes de sa vie. Pourtant, je considère qu'il n'est pas possible de considérer que Kais Saïd soit influencé par le Kronjurist du IIIème Reich. Toutefois, les deux hommes ont le mérite de nous apporter plus d'éclaircissement sur la condition démocratique actuelle : Kais Saïd par sa réussite électorale qui s'est transformée en une popularité sans précédent et Schmitt par sa critique savante (Chantal Mouffe et tant d'autres l'ont considéré comme le plus brillant ennemi de la démocratie). Seulement, il faudra faire très attention à la manière d'utilisation de cette pensée. Elle est un peu comme le feu : extrêmement utile mais très dangereuse.
J'ai essayé dans cet article d'apporter quelques éléments de réflexion qui pourront contribuer à une meilleure compréhension du malaise démocratique que vit la Tunisie actuellement. Je ne prétends en aucun cas analyser le phénomène Kais Saïd dans sa totalité (c'est un phénomène bien plus complexe que ce qu'il semble être) ni épuiser toutes les pistes que pourrait apporter la pensée de Carl Schmitt pour le décortiquer.
Enfin, au conseil que fait professeur Ferjani à l'entourage de Kais Saïd de faire découvrir au Président de la République la pensée de Schmitt, je crois pouvoir commenter en disant qu'il faudra d'abord conseiller à cet entourage de se mettre à lire le penseur dans le texte plutôt que de se contenter de feuilleter des ouvrages qui traitent de sa pensée.


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