Kaïs Saïed a beau signer des conventions avec l'Union européenne et se présenter avec un sourire extrêmement rare aux côtés de Giorgio Meloni, il n'a pas réussi à jouer son rôle de garde-frontières de l'Europe. Deux ans après le drame de Zarzis, qui a fait 18 morts, voilà un autre drame qui vient secouer l'île de Djerba avec seize morts. Le 18 septembre 2022, une nouvelle vient ébranler la paisible ville de Zarzis. Des Tunisiens ayant tenté une traversée clandestine de la Méditerranée avaient disparu et leurs familles n'ont pas pu les joindre. Face à l'absence de réactions de la part des autorités locales, des pêcheurs sont partis à la recherche des naufragés et ont commencé à repêcher les cadavres. Le drame se transforme en fiasco lorsqu'on découvre, par la suite, qu'une partie des cadavres avait été déjà repêchée et enterrée dans un cimetière destiné aux migrants étrangers non identifiés. Au final, le bilan s'arrête à 18 décès. Pour les habitants, il ne s'agit ni plus ni moins d'une défaillance caractérisée de l'Etat. Pendant plusieurs jours, ils sortent manifester leur colère. Kaïs Saïed s'empare de l'affaire et l'évoque au cours de plusieurs réunions avec ses ministres de l'Intérieur et de la Justice. Pour le président de la République, il s'agit, ni plus ni moins, d'un acte criminel prémédité et non d'un simple naufrage. Dans ses différentes envolées, il évoque des histoires que personne ne croit à Zarzis. Comme celle de la coque du bateau retrouvé ou encore cette histoire de 200.000 dinars versés pour envenimer la situation. En réalité, d'après les habitants, l'argent a servi à financer les opérations de secours et à aider les familles des disparus.
Le 30 septembre 2024, deux ans après, un autre drame vient ébranler la non moins paisible île de Djerba. Une embarcation transportant près de soixante migrants irréguliers fait naufrage au large de l'île. Le dernier bilan fait état de seize morts et 31 personnes secourues. Parmi les victimes, figurent trois enfants dont un bébé de neuf mois. Une nouvelle fois, Kaïs Saïed évoque un complot. Pour lui, il y a des choses étranges autour de ce drame. Recevant le jour même du drame le ministre de l'Intérieur Khaled Nouri et le secrétaire d'Etat chargé de la sécurité nationale Sofiene Bessadok, le président de la République a ordonné de « faire toute la lumière sur les circonstances de cet incident, à la fois douloureux et étrange ». Il souligne que « l'île de Djerba n'a jamais été un point de départ pour les embarcations clandestines », ajoutant que « plusieurs rescapés qui ont rejoint la côte à la nage ont raconté vivre dans des appartements meublés dont le loyer hebdomadaire avoisinait les 1.200 dinars ».
Deux ans après, la réaction du chef de l'Etat est la même. Il convoque des ministres et évoque la conspiration. Pour lui, et avant même le démarrage de l'enquête, il ne peut pas s'agir d'un simple naufrage comme on en voit tous les jours dans toutes les traversées clandestines de migrants de par le monde. Malgré le drame et malgré le nombre de morts, Kaïs Saïed ne s'est pas déplacé à Zarzis. Il ne s'est pas déplacé à Djerba, non plus. La dernière fois qu'il est allé au sud, c'était pour lancer sa campagne électorale. Mais quand il s'agit d'aller réconforter les familles endeuillées, le chef de l'Etat préfère s'inscrire aux abonnés absents, se limitant à donner des ordres depuis son confortable bureau à Carthage, en optant comme toujours pour la solution répressive. Kaïs Saïed adore la répression, c'est sa solution magique à toutes les « choses étranges ». En mai dernier, des militantes humanitaires notoires qui secourent les migrants subsahariens sont arrêtées et jetées en prison. Le même mois, l'Agence mondiale antidopage a sanctionné la Tunisie lui ordonnant de ne pas hisser son drapeau dans les différentes manifestations. L'exécution de ces sanctions internationales a coûté leur liberté à un nombre de responsables de la Fédération de natation, dont le président, qui croupissent à ce jour en prison. Entre-temps, la fédération a été dissoute et on a limogé le directeur de l'Agence nationale antidopage et le délégué régional de la jeunesse à Ben Arous. En septembre dernier, un agent inculte de la SNCFT s'est trompé en hissant, sur le toit d'un bâtiment, le drapeau turc au lieu du drapeau tunisien. Six personnes ont été condamnées à quatre mois de prison. Le rival de Kaïs Saïed risque d'emporter la présidentielle prévue ce dimanche ? On lui colle une série d'affaires, sans preuves tangibles, et on le condamne à plusieurs peines de prison dépassant les douze ans. Cette même solution répressive a été utilisée pour les drames de Zarzis et de Djerba. Plutôt que d'aller au fond du problème, on condamne les passeurs, les transporteurs, les propriétaires des embarcations et même ceux qui louent des logements pour les clandestins. Pour Zarzis, cinq personnes ont écopé de peines de prison allant de quatre à dix ans de prison avec exécution immédiate. Ils ont été accusés d'association de malfaiteurs dans le but d'aider des personnes à traverser illégalement les frontières. Pour Djerba, 24 heures après le drame, cinq intermédiaires ont d'ores et déjà été arrêtés pour leur rôle dans l'hébergement et la facilitation des passages clandestins. La question qui s'impose est si les autorités ont la capacité d'identifier en un temps record les passeurs et autres intermédiaires, pourquoi n'agissaient-elles pas en amont pour éviter de tels drames ? Pourquoi les services de sécurité et de renseignement sont-ils efficaces pour identifier les coupables après le drame et se montrent-elles inefficaces quand il s'agit de prévenir les projets de traversées clandestines avant les hypothétiques drames ? En réponse à ces questions, la garde nationale affirme via son porte-parole que les traversées clandestines seraient devenues plus difficiles depuis la Tunisie. Y a-t-il des faits tangibles qui peuvent étayer ces dires, concrètement démentis par les faits ? Le responsable cite, comme source de son information, des pages Facebook de migrants.
Au vu du drame de Djerba, et au vu du discours inchangé et complotiste de Kaïs Saïed, l'Etat ne semble pas avoir avancé d'un pas depuis le drame de Zarzis de septembre 2022. C'est toujours la même histoire, c'est toujours la même inefficacité. Pourtant, force est de rappeler, qu'entre les deux drames, Kaïs Saïed a signé des accords avec l'Union européenne et l'Italie pour prévenir, justement, de telles tragédies. C'était en juin 2023 à Carthage à l'occasion de la visite de présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, accompagnée de la cheffe du gouvernement italien Giorgia Meloni et de l'ex Premier ministre néerlandais Mark Rutte. On parlait alors d'une aide financière à long terme pouvant atteindre 900 millions d'euros et une aide immédiate supplémentaire de 150 millions d'euros dans le cadre d'un plan global incluant, notamment, la lutte contre l'émigration clandestine. Régulièrement, les responsables italiens parlent du sujet avec leurs homologues tunisiens. La dernière fois remonte à hier avec l'entretien téléphonique entre les deux ministres des Affaires étrangères Mohamed Ali Nafti et Antonio Tajani. De quoi pousser les « mauvaises langues » à épingler Kaïs Saïed pour ce rôle de garde-frontières qu'il joue au profit de l'Europe. Au vu du drame de Djerba, il devient hélas évident que même dans ce rôle de garde-frontière, l'Etat tunisien a échoué. Au lieu d'épingler ses services défaillants qui n'ont rien vu venir, Kaïs Saïed préfère parler de choses étranges, des prix du loyer et arrêter des boucs-émissaires. Est-ce ainsi que l'on peut résoudre l'épineux problème de l'émigration clandestine ? Kaïs Saïed a toujours opté pour la solution répressive, mais il ne lui vient pas à l'esprit que cette solution ne résout rien du tout. Elle n'empêche pas les migrants de migrer, quitte à mettre leur vie en jeu ; les présidentiables de candidater, quitte à ce qu'ils soient jetés en prison ; et les journalistes de parler, quitte à ce qu'ils soient emprisonnés eux aussi.