Jeudi 21 novembre, le président de la République reçoit la ministre de la Justice Leïla Jaffel. Comme d'habitude, le communiqué présidentiel à propos de la rencontre est publié à des heures impossibles. Celui-ci a été publié à 1h15 du matin. Comme d'habitude, le communiqué présidentiel comporte très peu d'informations et beaucoup de littérature. Celui-ci n'a pas fait l'exception et ne comportait aucune information utile. Il y a cependant une phrase qui interpelle tant elle semble surréaliste et ne correspond pas à la réalité de la Tunisie dans laquelle je vis. Ou bien le président vit dans une tour d'ivoire ; ou bien je suis totalement déconnecté de la réalité du pays. La phrase en question est : « la justice est le fondement de la civilisation ; son absence est le signe avant-coureur de sa destruction » (العدل أساس العمران وغيابه مؤذن بخرابه). La phrase (العدل أساس العمران) est inspirée de la littérature arabo-islamique médiévale et est attribuée au précurseur de la sociologie Ibn Khaldoun né à Tunis en 1332 et décédé au Caire en 1406. Kaïs Saïed aime citer l'Histoire, le Moyen- Âge, l'épopée arabo-islamique et les phrases bateaux. Ce sont ses référentiels et, s'il les cite souvent, c'est qu'ils sont sa source d'inspiration pour dresser sa politique. En se référant, sans le citer, à Ibn Khaldoun, Kaïs Saïed semble conscient que l'injustice est dangereuse et peut provoquer la destruction de la société et/ou de l'Etat. Comment expliquer alors qu'il ne voit pas toutes les injustices qu'on est en train d'observer actuellement sous son règne ? Au risque de me répéter, ou bien le président vit dans une tour d'ivoire ; ou bien je suis totalement déconnecté de la réalité du pays.
Une liste, non exhaustive, de ce que je considère comme injustices éclairerait peut-être nos lanternes. - Mehdi Ben Gharbia est en prison depuis octobre 2021. Il n'a toujours pas été jugé. Le juge qui a instruit sa toute première affaire et a émis son premier mandat de dépôt a conclu à son innocence et a ordonné sa libération. Le juge a été limogé et M. Ben Gharbia est resté en prison. Pire, on lui a ajouté plusieurs autres affaires, allant de la complicité de meurtre au blanchiment d'argent en passant par les infractions douanières. En tout, il a treize affaires et encourt des décennies de prison. Sauf qu'il n'y a eu, à ce jour, aucune condamnation. Aucun juge n'a trouvé suffisamment d'éléments pour le condamner. Ses avocats (parmi les meilleurs du pays) ont toujours réussi à fournir les preuves éclatantes de l'innocence de leur client. - Kamel Letaïef, Ghazi Chaouachi, Issam Chebbi, Khayam Turki, Jawhar Ben Mbarek et une bonne dizaine d'autres hommes politiques sont en prison depuis février 2023. Ils sont tous accusés de complot contre l'Etat, alors que les seuls faits dont nous avons connaissance sont liés à des activités politiques ordinaires de l'opposition. Ils cherchaient comment déloger Kaïs Saïed par des moyens pacifiques et politiques classiques. Ils n'ont toujours pas été jugés. Pire, on nous interdit le traitement médiatique de l'affaire, alors que la justice (la vraie) ne devrait avoir rien à cacher et ne peut, en aucun cas, avoir peur de la transparence. - Marouen Mabrouk, Mohamed Frikha, Ridha Charfeddine et une bonne dizaine d'autres hommes d'affaires parmi les plus méritants du pays sont en prison depuis 2023. Ils sont soupçonnés de blanchiment d'argent et autres faits financiers délictueux ayant causé du préjudice à l'Etat. Ils n'ont toujours pas été jugés. Leurs avocats (parmi les meilleurs aussi) ont fourni toutes les preuves de la régularité des affaires de leurs clients, mais ils restent détenus quand même. - Sonia Dahmani, Abir Moussi, Mohamed Boughalleb, Mourad Zeghidi, Borhen Bssaïs, Lady Samara et plusieurs autres créateurs de contenu ont tous été condamnés pour des faits liés à des contenus jugés diffamatoires ou offensants sur la base de divers articles du code pénal, notamment le décret 54 liberticide promulgué en 2022 pour restreindre la liberté d'expression. - Sherifa Riahi et Saâdia Mosbah sont en prison depuis plusieurs mois. Elles sont accusées d'avoir aidé et/ou défendu des migrants clandestins. - Ayachi Zammel, candidat à la présidentielle 2024, et sa trésorière Siwar Bargaoui sont en prison depuis septembre dernier et ont été condamnés en un temps record à des décennies de prison. Ils sont accusés d'avoir falsifié des parrainages pour sa candidature, alors qu'il n'y a aucun texte de loi qui punit ce fait et aucune preuve factuelle et formelle de la falsification en question. L'accusation repose sur de simples déclarations de citoyens. D'autres candidats accusés des mêmes faits sont restés libres à ce jour, malgré leur inculpation. Le président de la République lui-même a été accusé de cette falsification de parrainage, mais il n'y a eu aucune poursuite.
Pour décortiquer ce qu'est la justice et ce qu'est l'injustice, il faut des référentiels. Mes référentiels à moi sont la loi, la jurisprudence et les pratiques et fondements judiciaires courants dans les pays développés. - Dans tous ces référentiels, il y a deux principes judiciaires de base que sont : « Toute personne accusée d'un acte délictueux est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie au cours d'un procès public où toutes les garanties nécessaires à sa défense lui auront été assurées » (article 11 de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme 1948) ; et « La liberté est la règle, et la mesure de police est l'exception » (Arrêt Baldy 1917). Ces deux principes de justice ont été bafoués pour l'ensemble des personnalités politico-médiatiques citées plus haut. - Dans les pays démocratiques développés, on n'emprisonne pas les politiques qui font de l'opposition, tant qu'ils usent de moyens légaux et non armés. Cette règle quasi-universelle a été bafouée pour les personnalités politiques citées plus haut. - Dans les pays démocratiques développés, on jette rarement les puissants hommes d'affaires en prison quand il s'agit de délits financiers. Leurs entreprises pèsent beaucoup dans l'économie et les Etats ne peuvent pas se permettre leur fragilisation. On se suffit d'amendes (parfois très lourdes) quand les délits sont avérés. En tout état de cause, on ne les jette en prison qu'après un procès public équitable et quasiment jamais durant l'instruction. Ces règles ont été bafouées pour les hommes d'affaires cités plus haut. - Dans les pays démocratiques, on n'emprisonne pas les gens pour avoir exprimé leurs opinions et leurs avis. Quand les propos sont diffamatoires, il y a ce qu'on appelle le droit de réponse. Quand les propos sont offensants ou injurieux, on se suffit d'amendes financières, parfois très lourdes en cas de récidive et uniquement en cas de récidive. En tout état de cause, il n'y a pas de loi liberticide comme le décret 54. Ces règles ont été bafouées pour les personnalités politico-médiatiques citées plus haut. - Dans les pays démocratiques, les ONG portant secours aux plus démunis sont aidées par les Etats, car elles ont une force de frappe et une souplesse d'action plus efficiente qu'eux. En tout état de cause, on ne jette pas en prison une personne qui milite pour des causes nobles. Cette règle de vie est bafouée dans les cas des deux militantes citées plus haut. - Dans les pays démocratiques, tout un chacun a droit à se présenter aux élections et à vouloir déloger, par les urnes, le président sortant. En tout état de cause, on ne jette pas en prison quelqu'un pour avoir candidaté à la présidentielle ; on ne change pas les lois en pleine campagne électorale et on ne fait pas dans le deux poids deux mesures. Ces règles fondamentales de la démocratie ont été bafouées pour le cas du candidat Zammel et sa trésorière.
Après exposition des faits indéniables et des analyses discutables qui vont avec, la question est si tout ceci s'apparente à de l'injustice ou pas. Si l'on se réfère aux règles observées ailleurs dans le monde, il n'y a pas photo, oui c'est bien de l'injustice. N'étant pas un soleil qui éclaire tout le monde, il est possible que Kaïs Saïed ne soit pas au courant de toutes ces injustices. Autrement, il n'aurait pas dit ce qu'il a dit à Leïla Jaffel jeudi dernier. Si l'on se réfère à la devise d'Ibn Khaldoun et aux propos du président Saïed, il est clair que ces injustices sur nos terres présagent de la destruction de la civilisation tunisienne. C'est élémentaire. Kaïs Saïed qui a semblé, jeudi dernier, très soucieux de l'application de la justice devrait quitter sa tour d'ivoire et observer de plus près les dizaines de cas d'injustice cités plus haut. On est en passe de battre des records historiques en matière de prisonniers politiques. Le chef de l'Etat a tout à gagner à délaisser un chouia le Moyen-Âge et vivre avec nous au XXIe siècle. À moins que ce soit moi qui suis déconnecté totalement de la réalité du pays.