La chute de Bachar el-Assad : une victoire à double tranchant Bachar el-Assad est tombé. Une page de l'histoire syrienne et arabe se tourne, après un règne de 54 ans sans partage d'une dynastie alaouite minoritaire qui a conduit le pays à l'abîme. La chute de Bachar n'aurait pu avoir lieu sans l'appui logistique, militaire et financier de plusieurs puissances mondiales, parmi lesquelles Israël, la Turquie, les Etats-Unis, l'Arabie Saoudite, les Emirats arabes unis et le Qatar. Mais avant d'applaudir cette chute, il convient de réfléchir aux intérêts de ces puissances, qui ne coïncident pas, loin s'en faut, avec ceux des millions d'Arabes qui célèbrent la fin de ce régime. En réalité, la chute du régime syrien pourrait, à terme, signifier celle de la Syrie elle-même, tout comme ce fut le cas pour l'Irak et la Libye. Elle annonce aussi un affaiblissement certain du Hezbollah et du Hamas, qui perdront un soutien essentiel dans leur lutte contre Israël. Pourtant, les applaudissements fusent encore, sans que ces conséquences ne soient mesurées. Cette euphorie rappelle celle qui avait suivi l'attaque du Hamas le 7 octobre 2023. Beaucoup s'étaient réjouis sans anticiper les représailles dévastatrices qui s'abattraient sur Gaza. "Laissez-nous jouir de l'instant," disaient-ils alors. Israël leur a répondu : "Rira bien qui rira le dernier." Les mêmes qui se réjouissaient de la frappe du 7-Octobre se réjouissent aujourd'hui de la chute de Bachar. "Réjouissez-vous, vous êtes comme les moutons qui vont à l'abattoir, contents de ne pas devoir réfléchir sur les intentions de leur guide", leur répond Israël et ses alliés arabes et occidentaux. La Syrie sera découpée en morceaux, comme ont été découpés l'Irak et la Libye. La résistance palestinienne et libanaise très profondément amoindrie. Les Arabes pleurent la Palestine et le Liban tout en fêtant la chute du régime qui les soutenaient réellement. Quelle ironie tragique
Abdelaziz Makhloufi : un magnat au cœur de la tourmente Loin des tumultes du Moyen-Orient, à Tunis, l'hiver s'installe timidement. Nos préoccupations sont, fort heureusement, moins dramatiques, bien que sérieuses : nous aspirons à plus de démocratie, de libertés, et à moins d'inflation et de pénuries. Cela fait sept semaines qu'Abdelaziz Makhloufi, magnat de l'huile d'olive, est en prison. "Un seul être vous manque et tout est dépeuplé," disait Lamartine. Depuis son arrestation, le secteur de l'huile d'olive tunisienne est parti en vrac. Les producteurs, déboussolés, bradent leurs marchandises, incapables de trouver des débouchés. Avant son arrestation, Makhloufi achetait la majorité des récoltes pour les exporter, soutenu par la confiance des banquiers. Connaissant chaque maillon de la chaîne — producteurs, grossistes, banquiers, et acheteurs européens — il dominait le marché grâce à des décennies de travail acharné. Cette position dominante, critiquée aujourd'hui, révèle aussi la faiblesse des concurrents et l'incapacité de l'Etat à réguler le marché. Makhloufi a-t-il abusé de sa position ? Cela reste à prouver. Mais dans un Etat de droit, la présomption d'innocence devrait prévaloir. Pourtant, sous le régime de Kaïs Saïed, cette notion semble obsolète. On emprisonne d'abord, on instruit ensuite. Aujourd'hui, ce sont des dizaines d'hommes d'affaires, de journalistes et d'hommes et femmes politiques qui sont en prison en violation totale de leurs droits et de la présomption d'innocence. Peu importe, le régime répond qu'il est en train de mener une guerre de libération nationale pour libérer le pays des lobbys et des cartels. Kaïs Saïed répète la même rengaine chaque semaine.
Un secteur à la dérive La détention de Makhloufi a des conséquences graves pour les milliers d'agriculteurs qui dépendent de lui. Sans solution de rechange, ils bradent leur huile sur les parkings, une situation humiliante pour un produit qui fut autrefois l'orgueil de nos ancêtres. Le secteur est-il aussi fragile et dépend-il d'un seul et unique homme ? Hélas oui, comme nous sommes en train de le constater. Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. Où est l'Etat ? Pourquoi a-t-il permis cette position dominante et cette fragilité ? Le régime ne répond pas à cette question, la réponse exposerait ses défaillances devant l'opinion publique, il préfère tout mettre sur le dos des cartels, des lobbys, des corrompus et de Abdelaziz Makhloufi. Pourtant, il est bon de rappeler que l'Etat (quand il était bien dirigé) a deux institutions qui auraient pu venir au secours de tous ces agriculteurs et garantir l'export, comme chaque année, de leurs marchandises. Si ces deux institutions avaient bien fait leur travail, les agriculteurs n'auraient pas aujourd'hui tous ces problèmes et ce manque à gagner terrible. Il s'agit de l'Office national de l'huile (ONH) et du Centre de promotion des exportations (Cepex). La situation actuelle de l'huile d'olive reflète la défaillance flagrante de ces deux institutions que nous payons par nos impôts. Ce n'est pas Abdelaziz Makhloufi qui est fort et bosseur qui l'a catapulté dans la position de magnat, c'est l'ONH et le Cepex qui sont faibles et qui ont rendu cela possible. L'ONH et le Cepex auraient bien fait leur travail, ils n'auraient pas permis une si grande concentration de pouvoirs entre les mains d'un seul homme. Ils auraient bien fait leur travail, ils auraient exploré eux-mêmes les marchés internationaux pour offrir des débouchés aux agriculteurs autres que ceux offerts par M. Makhloufi et deux ou trois autres exportateurs. Abdelaziz Makhloufi exporte sa marchandise principalement en Europe. On peut bien entendre que l'ONH et le Cepex ne puissent pas pénétrer ce marché dominé par M. Makhloufi, mais pourquoi ne sont-ils pas allés explorer l'Asie, les deux Amériques, l'Océanie, ni même le Moyen-Orient et l'Afrique si proches culturellement et géographiquement ?
Kaïs Saïed et la rhétorique des lobbys Kaïs Saïed affirme vouloir libérer le pays des lobbys et des cartels, qu'il assimile à la corruption et au micmac. Soit dit en passant, il n'existe aucune économie au monde où l'influence des lobbys est absente. Le messie Kaïs Saïed dit apporter au pays et à l'ensemble de l'humanité des solutions nouvelles salvatrices pour l'économie, soit, mais où sont-elles ces solutions ? Pourquoi l'arrestation d'un seul homme a-t-elle suffi à ébranler tout un secteur ? Pourquoi les institutions publiques n'ont-elles pas joué leur rôle de tampon ? Plutôt que de pointer du doigt les entrepreneurs qui ont réussi, le régime ferait mieux de questionner les défaillances de l'ONH et du Cepex. Rendre sa force à l'Etat est une ambition louable, mais cela ne passe pas par la destruction des piliers de l'économie privée. Ce n'est qu'en responsabilisant ses institutions que le régime pourra espérer stabiliser le pays.