C'était prévisible et on y est. Depuis l'arrestation d'Abdelaziz Makhloufi, plus grand exportateur d'huile d'olive en Tunisie, la situation du secteur ne cesse d'empirer. Malgré une saison de forte abondance, celle-ci risque d'être catastrophique pour les agriculteurs. La machine était bien huilée et fonctionnait parfaitement depuis des décennies. Le secteur de l'huile d'olive rapportait à l'Etat quelque cinq milliards de dinars par an en devises et les 300.000 agriculteurs du pays réussissaient à dégager des bénéfices ce qui les encourageait à poursuivre leur travail agricole et bien entretenir les oliviers.
Un modèle économique sous tension La machine fonctionnait selon les règles universelles du commerce et du business. L'agriculteur vendait à un grossiste-exportateur qui lui versait les montants de la récolte à l'avance, selon la bourse internationale. L'argent versé par le grossiste-exportateur provenait de prêts bancaires à court terme, avancés par les banques pour couvrir les dépenses de la campagne. Par ce système, les petits et moyens propriétaires d'oliviers réussissaient à obtenir les financements nécessaires de la campagne et avaient accès aux marchés internationaux, sans même bouger de leurs fermes.
L'ingérence de l'Etat : le début de la disruption Tout était bien pour le meilleur des mondes, jusqu'à ce que l'Etat vienne fourrer son nez. Cela a commencé, comme souvent, par des campagnes de dénigrement et d'injures sur les réseaux sociaux. Ce sont toujours les mêmes, des individus et des pages réputés proches du régime qui s'en prennent aux grossistes-exportateurs qu'ils qualifient de cupides et spéculateurs à cause de qui l'huile d'olive est devenue hors de prix pour les Tunisiens. En 2023, la campagne a trouvé écho auprès des autorités et ordre a été donné pour que l'on vende l'huile d'olive au prix de quinze dinars le litre, indépendamment du cours international, bien plus élevé. Au total, l'Etat a mis à disposition du marché local quelque onze millions de litres, soit 10 500 tonnes. Pas vraiment de quoi répondre aux besoins du marché estimé à quelque 40 000 tonnes par an. Mais peu importe, l'Etat pouvait pavoiser d'avoir obligé les agriculteurs à vendre l'huile d'olive à un prix « raisonnable ».
Les coulisses d'une politique contestée Ce qui n'a pas été dit concernant cette opération populiste, c'est que l'Etat a obligé les exportateurs à consacrer à l'Office national de l'huile près de 10 % de leurs exportations à un prix préférentiel inférieur à celui du cours international et, pire, inférieur au coût de revient. C'est-à-dire de vendre à perte. Ça, c'était en 2023. En 2024, bis repetita. Les mêmes individus et les mêmes pages réputées proches du régime ont répété leur campagne de dénigrement ciblant les exportateurs « cupides et spéculateurs qui affament le peuple et lui volent ses richesses ». Comme on ne pouvait pas les obliger, une seconde fois, à vendre à perte, on est passé au plan B. On a commencé à crier sur tous les toits que certains agriculteurs seraient en train d'exploiter des fermes de l'Etat à des coûts dérisoires et qu'ils auraient obtenu ces marchés par le biais de stratagèmes illégaux. Après une visite de terrain bien médiatisée du président de la République à l'une des plus grandes fermes du pays, on décide d'ouvrir une instruction judiciaire à l'issue de laquelle plusieurs « grosses têtes » ont été arrêtées. Sur les réseaux sociaux, on applaudit et on crie victoire. Les Tunisiens, cette année aussi, vont avoir de l'huile d'olive à un bas prix.
Un secteur au bord de l'implosion Sauf que les choses ne se sont pas passées vraiment comme prévu. Car les « grosses têtes » dont on parle sont les premiers fédérateurs des agriculteurs et les premiers exportateurs du pays. Ce sont eux qui connaissent les chemins, difficiles, des prêts bancaires et ce sont toujours eux qui connaissent les chemins, encore plus difficiles, de l'export. C'est, indéniablement, grâce à eux que les 300 000 agriculteurs (majoritairement petits et moyens) réussissaient la récolte chaque année et pouvaient rentrer dans leurs frais. En leur imposant un prix dérisoire (quinze dinars), ils refusent bonnement et simplement d'assurer la récolte, puisqu'ils seront perdants. D'ailleurs, ils n'ont même pas l'argent nécessaire d'assurer ladite récolte, puisque ceux qui les finançaient sont en prison. « Il est hors de question que je vende mon huile à moins de 25 dinars, ce n'est pas même un sujet de discussion », nous jure un petit agriculteur de Soliman. Résultat des courses, la saison a été très abondante en olives, mais les agriculteurs n'ont pas les moyens ou refusent de récolter parce qu'ils n'ont pas l'argent nécessaire ou refusent de vendre à perte. Pire, s'ils ne récoltent pas leurs olives cette année, cela pourrait avoir un impact négatif sur leurs oliviers. Mais ils n'ont pas le choix.
Les alertes de la profession La situation est dramatique et la fédération nationale des producteurs d'huile d'olive a tiré la sonnette d'alarme à plusieurs reprises. « Près de 80 % de notre production d'huile d'olive est destinée à l'exportation. Si les prix continuent de s'effondrer, cela portera préjudice non seulement aux agriculteurs, mais aussi à l'économie nationale », alerte Mohamed Nasraoui, secrétaire général de la fédération. Il a mis en garde contre les conséquences désastreuses d'une chute prolongée des prix. Selon lui, cette situation pourrait décourager les agriculteurs, déjà confrontés à des années de sécheresse, et les pousser à abandonner l'oléiculture s'ils ne parviennent pas à couvrir leurs coûts de production. « Nous devons impérativement protéger ce secteur pour garantir sa pérennité et préserver les revenus des agriculteurs », a conclu M. Nasraoui.
Climat d'affaires nauséabond La question est comment sauver le secteur et la saison, alors que le plus grand exportateur du pays, Abdelaziz Makhloufi, est en prison ainsi que plusieurs de ses collaborateurs et que les autres exportateurs craignent de suivre son chemin ? Le climat d'investissement manque terriblement de confiance et demeure encore empoisonné par les campagnes de diabolisation menées impunément par les individus et les pages réputées proches du régime. Ces derniers appellent carrément à traduire les directeurs (anciens et nouveaux) de l'Office national de l'huile devant le pôle terroriste et les accusent de verser l'huile d'olive dans les fossés. Naturellement, c'est de l'intox, mais peu importe, leur impunité leur autorise tous les abus.
Une réunion présidentielle aux enjeux cruciaux Conscient de la gravité de la situation, à laquelle il n'est pas vraiment étranger, le président de la République a convoqué une réunion de travail d'urgence jeudi 28 novembre. Etaient présents le chef du gouvernement, Kamel Madouri, le ministre de l'Agriculture, Ezzeddine Ben Cheikh, le président directeur général de l'Office national de l'huile, Hamed Dali, et le directeur général adjoint de l'Office des céréales, Nabil Zarrouk. Lors de cette réunion, le président de la République a mis l'accent sur l'importance de prendre des mesures urgentes pour garantir la réussite de la saison de récolte des olives tout en veillant à préserver les droits des agriculteurs. Il a également donné des instructions pour que l'Office national de l'huile et l'Office des céréales retrouvent pleinement leurs rôles initiaux, tels qu'ils avaient été définis lors de leur création au début des années 1960, afin de mieux atteindre les objectifs qui leur avaient été assignés. À ce propos, il a rappelé que la capacité de stockage de l'Office national de l'huile atteignait environ 250 000 tonnes jusqu'en 1990, mais qu'elle a été réduite aujourd'hui à 80 000 tonnes. Comme souvent, les communiqués présidentiels contiennent peu d'informations utiles et concrètes. Kaïs Saïed veut garantir la réussite de la saison de récolte, tout en préservant les droits des agriculteurs, mais il ne dit pas comment. Il veut que l'Office de l'huile retrouve son rôle initial, mais il oublie que ce dernier ne cesse de creuser son déficit. Son résultat net est passé de -19,3 millions de dinars en 2020 à -32,1 millions de dinars en 2022. Les revenus de l'office ont baissé de 50,92 % entre 2020 et 2022 alors que les charges financières ont évolué de 69,52 % pour cette même période, passant de 21 millions de dinars en 2020 à 35,6 millions de dinars en 2022.
L'impasse économique Le président de la République peut ordonner ce qu'il veut, ses directives ne peuvent pas être exécutées quand le plus grand exportateur du pays et des plus grands régulateurs du marché est en prison. Injustement, selon ses proches, qui admettent volontiers que nul n'est au-dessus de la loi, mais que l'on aurait pu le laisser en liberté tout en poursuivant l'instruction judiciaire et attendre le procès pour attester vraiment de sa culpabilité ou de son innocence. Le chef de l'Etat ne peut pas, à la fois, préserver les intérêts des agriculteurs tout en proposant une huile à bas prix aux consommateurs. À moins que l'Office national de l'huile compense la différence de prix, ce qui n'est pas à l'ordre du jour. Pour 2023, les exportateurs ont payé de leur poche la différence de prix, mais ceci n'est plus possible en 2024, autrement la machine ne serait plus huilée.
La solution Pour sauver la saison et les agriculteurs, il n'y a qu'une seule et unique solution, l'Etat doit laisser le secteur fonctionner normalement, comme il l'a toujours été, c'est-à-dire laisser les agriculteurs vendre aux exportateurs au cours international leurs productions. Ce n'est qu'ainsi que tout le monde trouve son compte. Le consommateur tunisien paiera plus cher son huile d'olive, certes, mais ces dix dinars de différence ne vont pas appauvrir les gastronomes. Pour ceux qui n'ont pas les moyens, et si l'Etat tient vraiment à ce que les démunis accèdent à une huile d'or, il n'a qu'à leur payer la différence. C'est ainsi que fonctionnent tous les pays. L'Etat ne peut pas avoir l'huile, l'argent de l'huile et le sourire de l'agriculteur.