L'ancien premier président de la Cour de cassation, Taïeb Rached, autrefois figure emblématique de la justice tunisienne, se retrouve aujourd'hui embourbé dans une série d'affaires judiciaires aux ramifications tentaculaires. De la corruption au blanchiment d'argent, en passant par des accusations de falsification et de concussion, son parcours est désormais marqué par une succession d'enquêtes et de procédures qui secouent le paysage judiciaire tunisien. Si certaines accusations ont été écartées, notamment une affaire de viol, d'autres continuent de peser lourdement sur son avenir. Retour sur les différentes accusations et les développements judiciaires qui entourent cet ex-haut responsable de la magistrature tunisienne. L'affaire Taïeb Rached éclate véritablement fin 2020, lorsque le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) décide de lever son immunité. Cette décision survient alors que le juge Béchir Akremi, lui-même mis en cause pour avoir dissimulé des éléments de l'enquête sur les assassinats politiques de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, accuse Taïeb Rached de corruption financière et de possession de biens non déclarés. Les deux magistrats, aujourd'hui tous les deux en prison, étaient à couteaux tirés à l'époque et leur guéguerre était connue et suivie de près par tous les observateurs judiciaires et politiques. Sauf qu'elle n'a été découverte par le grand public que le 23 novembre 2020 quand Taïeb Rached a décidé de la médiatiser à la télé. Il s'est ainsi fait inviter à l'émission « Rendez-vous 9 » de la chaîne Attessia pour enfoncer son rival à travers une série de très graves accusations durant une interview bien orientée et pas vraiment contradictoire. Dans la foulée, par pure bêtise et manque de savoir-faire en matière de communication, Taïeb Rached révèle qu'il achète et vend des biens immobiliers en parallèle de son travail de premier magistrat du pays. C'était suffisant pour déclencher une polémique et que le CSM décide, ultérieurement, de son gel et ce le 16 décembre 2020. Dès lors, l'opinion publique, et le chef de l'Etat en premier, suivent de près son dossier. Il a fallu attendre cependant plus de deux ans pour que la machine judiciaire commence vraiment à fonctionner et se retourner contre son ancien dirigeant.
Relance des accusations et mandat de dépôt Les soupçons pesant sur l'ancien président de la Cour de cassation s'amplifient en février 2023, lorsque les autorités procèdent à son arrestation. Dans un premier temps, il est présenté au Pôle judiciaire économique et financier, où un juge d'instruction décide de le laisser en liberté, faute d'éléments probants. Mais, contre toute attente, il est immédiatement placé en garde à vue dans une autre affaire, ouvrant la voie à une cascade de procédures judiciaires. Le 10 mai 2023, la Cour d'appel de Siliana émet un mandat de dépôt à l'encontre de Taïeb Rached, relançant les poursuites pour corruption financière et blanchiment d'argent. Il est soupçonné d'avoir utilisé son influence pour favoriser certains hommes d'affaires en bloquant des procédures judiciaires. Parmi eux figure Néjib Ben Ismaïl, un homme d'affaires influent dont le nom revient fréquemment dans les affaires de corruption en Tunisie. L'accusation repose sur des faits précis : Néjib Ben Ismaïl a bénéficié d'une décision judiciaire controversée qui lui a permis d'échapper à des poursuites pour évasion fiscale, contrebande et blanchiment d'argent. Les enquêteurs estiment que Taïeb Rached aurait joué un rôle central dans cette libération, en usant de son pouvoir pour influencer les décisions de justice en faveur de l'homme d'affaires.
L'affaire de blanchiment d'argent et de falsification : un tournant décisif L'un des dossiers les plus sensibles impliquant Taïeb Rached concerne des soupçons de falsification et de blanchiment d'argent. La chambre criminelle du tribunal de première instance de Tunis a refusé sa demande de libération le 17 février dernier et reporté son procès à avril 2025. Cette affaire trouve son origine dans une enquête de grande envergure menée par le Pôle judiciaire économique et financier. Elle met en cause plusieurs personnalités, dont Néjib Ben Ismaïl, mais aussi des magistrats qui auraient bénéficié d'un réseau de protection judiciaire orchestré par Rached lorsqu'il était procureur général à la Cour d'appel de Tunis puis premier président de la Cour de cassation. L'enquête révèle que sous son mandat, Taïeb Rached aurait entravé le bon déroulement de certaines procédures, retardant les enquêtes et facilitant des décisions judiciaires contestées.
L'affaire Néjib Ben Ismaïl : un scandale aux ramifications politiques Parmi les affaires les plus controversées figure celle de Néjib Ben Ismaïl, un homme d'affaires arrêté pour blanchiment d'argent, évasion fiscale et contrebande. Ses biens ont été saisis dans le cadre d'une vaste opération anticorruption. Pourtant, la Cour de cassation, alors présidée par Rached, a rendu une décision favorable à M. Ben Ismaïl en annulant l'ordonnance de renvoi dans l'affaire le visant. Cette libération jugée suspecte a suscité une vague de contestation. Rached est accusé d'être intervenu directement dans le traitement de l'affaire afin d'éviter des poursuites à Ben Ismaïl, alors même que plusieurs autres hommes d'affaires impliqués avaient vu leurs biens confisqués.
Un système judiciaire manipulé ? Les investigations de l'Inspection générale du ministère de la Justice révèlent que Rached aurait mis en place des stratégies de contournement du droit en créant des chambres judiciaires spéciales. Ces chambres d'été, créées en 2019, auraient rendu des décisions de cassation sans renvoi dans huit affaires de corruption financière, bénéficiant à plusieurs hommes d'affaires influents. L'un des faits les plus troublants concerne la désignation irrégulière de magistrats au sein de ces chambres. Un juge, nommé pour présider une section de cassation, était atteint d'un handicap mental de 67 %, selon un certificat médical. Ce magistrat a reconnu n'avoir jamais pris connaissance des dossiers qu'il tranchait, soulevant des interrogations sur le fonctionnement de ces instances. Un autre élément révélateur concerne les décisions de non-lieu rendues dans plusieurs affaires sensibles, notamment celle des investisseurs Fathi et Adel Jenayeh, accusés de blanchiment d'argent, falsification et importation illégale de marchandises. La chambre d'été présidée par des magistrats nommés par Rached a décidé d'annuler le jugement rendu sans renvoi, effaçant ainsi toute possibilité de poursuites. Le nom de Taïeb Rached est également cité dans l'affaire de l'homme d'affaires controversé Youssef Mimouni, médiatiquement appelée affaire « BH Bank ». Cette affaire déclenchée en octobre dernier implique 55 prévenus et les charges retenues par l'accusation sont nombreuses, dont corruption et concussion de fonctionnaires, abus de pouvoir, usurpation d'identité et dissimulation de crime pour certains d'entre eux et le blanchiment d'argent pour l'ensemble des 55 prévenus parmi lesquels l'ancien président de la Cour de cassation.
Un magistrat acculé, mais toujours influent ? Malgré les multiples affaires, Taïeb Rached continue de clamer son innocence. Ses avocats dénoncent un acharnement judiciaire et assurent que les accusations portées contre lui sont politiquement motivées. Toutefois, les charges de blanchiment d'argent, falsification et entrave à la justice pourraient lui valoir une peine exemplaire. Si certains observateurs estiment que son procès sera un test pour la justice tunisienne, d'autres s'inquiètent d'une possible instrumentalisation du dossier. Les prochains mois seront déterminants. Entre révélations, manœuvres judiciaires et enjeux politiques, l'affaire Taïeb Rached reste un cas emblématique des dérives du système judiciaire tunisien et de son combat contre la corruption à grande échelle.