Bolt, InDrive, Heetch et leurs homologues du secteur des VTC quittent la Tunisie. Les autorités ont saisi leurs avoirs bancaires, les ont rayées du registre des entreprises exerçant dans le pays et les poursuivent en justice sur la base de très graves accusations : blanchiment d'argent, exercice illégal, infraction au code des changes et évasion fiscale. Comme à son habitude, le régime choisit la méthode brutale pour régler les problèmes. L'information a circulé tout le week-end sans qu'aucune source officielle ne daigne confirmer quoi que ce soit. Les entreprises de VTC (Véhicule de Transport avec Chauffeur) ferment boutique en Tunisie, suite à une décision des autorités. Pour rappel, les VTC sont des services de transport de personnes à la demande, sur réservation préalable, généralement via une application ou une plateforme (comme Uber, Bolt, Heetch, etc.). En Tunisie, plusieurs de ces plateformes sont actives, parmi lesquelles les plus connues sont Bolt, InDrive et Heetch. Ce n'est que lundi 24 mars 2025, en début de matinée, qu'un communiqué de la Garde nationale est venu confirmer l'affaire. Le texte indique « le démantèlement d'un réseau de blanchiment d'argent et de fraude fiscale dans le secteur du transport par applications intelligentes. Dans le cadre des efforts de lutte contre la corruption et les crimes de blanchiment d'argent, l'unité nationale d'enquête sur les crimes financiers complexes de la Garde nationale - relevant de la direction des renseignements et des enquêtes à El Aouina, et agissant sous la supervision du parquet du pôle judiciaire économique et financier - a réussi à dévoiler de sérieux soupçons de blanchiment d'argent et de fraude fiscale impliquant des entreprises gérant des applications de transport de passagers via des voitures de tourisme avec chauffeur (VTC). Selon les investigations, ces entreprises opéraient sans autorisation légale, utilisaient de fausses déclarations et exploitaient des comptes bancaires non déclarés pour transférer d'importantes sommes d'argent vers l'étranger, en violation flagrante de la réglementation en vigueur. Les enquêtes ont conduit à la saisie d'environ douze millions de dinars sur leurs comptes bancaires, à l'interruption immédiate de leurs activités, à leur radiation du registre national des entreprises, ainsi qu'à la fermeture de leurs sièges sociaux. »
Taxi ou VTC : des différences fondamentales Les entreprises de VTC exercent en Tunisie depuis des années et font désormais partie du paysage urbain. Comme dans de nombreux pays à travers le monde, et en l'absence d'un cadre réglementaire clair, elles opèrent dans un flou juridique persistant. Les Tunisiens utilisateurs de ces plateformes se comptent par dizaines, voire centaines de milliers, les préférant largement aux taxis classiques. Les distinctions entre taxis et VTC sont nettes : - Le taxi peut être hélé dans la rue ; le VTC doit être réservé à l'avance. - Le taxi utilise un compteur tarifaire réglementé ; le VTC applique des tarifs déterminés par la plateforme, selon la règle de l'offre et de la demande. Les prix sont souvent moins chers que ceux des taxis. - Le taxi dispose d'une licence délivrée par l'Etat, au compte-gouttes ; le VTC n'a besoin que d'une immatriculation au registre des entreprises. - Le taxi peut stationner et marauder en attente de clients ; le VTC effectue un trajet déterminé d'un point A à un point B, sans stationnement aléatoire. - Les prestations d'un taxi ne sont pas notées, et en cas d'abus, seule la justice peut intervenir. Un VTC, lui, est systématiquement noté par ses clients ; les comportements abusifs sont rares, et un conducteur désobligeant peut être radié rapidement de la plateforme. - On attend indéfiniment un taxi dans la rue, quelles que soient les conditions climatiques ; le VTC vient chercher le client à son adresse, dans un délai connu à l'avance. - Le paiement d'un taxi se fait exclusivement en espèces ; le VTC peut être payé par carte bancaire, via l'application, voire par facturation mensuelle.
Les VTC, une révolution urbaine à visage flou Ces différences ont permis aux VTC de cohabiter avec les taxis dans de nombreux pays. Chaque client choisit le service qui lui convient. À l'étranger, les Etats ont rapidement vu l'intérêt de cette concurrence et ont mis à jour leurs réglementations pour permettre aux VTC d'opérer légalement. Ils y ont vu un bénéfice citoyen, une source d'emplois, et un moteur de modernisation du secteur. Rien de tel en Tunisie, où la réglementation des VTC est totalement absente. Ce vide juridique n'a pourtant pas découragé les grandes plateformes internationales de s'implanter, comme Bolt, Heetch et InDrive. Le grand absent reste néanmoins le géant Uber.
Un système perverti à la tunisienne Sauf que voilà, en Tunisie, le système a été détourné. Alors que partout ailleurs les VTC sont des véhicules de particuliers, ce sont les taxis eux-mêmes qui ont envahi les plateformes, devenant à la fois taxis et VTC. Ils ont usé et abusé du système. Partout dans le monde, une course en VTC est moins chère (souvent nettement) qu'en taxi. En Tunisie, c'est l'inverse : prendre un Bolt est systématiquement plus cher qu'un taxi ordinaire. Cette perversion est la conséquence directe du vide juridique. Les taxis ont d'abord mené des grèves pour contester la légalité des VTC, arguant que le transport payant de personnes devait être réservé aux titulaires de licences. Au lieu de faire pression sur les autorités pour faire reconnaître leur activité légalement, les entreprises de VTC ont trouvé une autre voie : corrompre les taxis. Plutôt que de les affronter, elles les ont intégrés à leurs plateformes. Depuis, plus de grèves, et les taxis se transforment en VTC au gré des heures et des opportunités.
Un système vicié, le citoyen en victime Le premier perdant de cette perversion, c'est le citoyen. Il paie désormais le VTC plus cher qu'un taxi… et il n'a pas le choix, puisque les taxis sont devenus de plus en plus rares. Autres perdants : les chômeurs, qui auraient pu trouver un emploi comme chauffeurs VTC. Certes, ce secteur est précaire, mais un emploi mal payé vaut toujours mieux que pas d'emploi du tout. La précarité est, en soi, une conséquence logique des tarifs bas pratiqués par les plateformes. Mais en Tunisie, ce sont les taxis qui ont rempli leurs poches sur le dos des clients, tout en barrant la route aux jeunes débutants.
Un modèle économique retourné contre lui-même Au lieu de jouer le jeu de la concurrence, comme cela se fait ailleurs, les entreprises de VTC ont corrompu leur propre système. En intégrant les taxis, elles ont perverti leurs plateformes… avec pour résultat des tarifs plus élevés que ceux des taxis, une aberration quand on sait que partout dans le monde, le VTC est plus économique. Pire encore : si l'on en croit le communiqué officiel du lundi 24 mars 2025, ces entreprises n'ont pas seulement contourné les règles du transport, elles auraient aussi violé le code des changes et la réglementation fiscale tunisienne. À un moment, il fallait bien sonner le holà. Après des années d'exercice « illégal », les autorités ont sifflé la fin de la récréation.
Un Etat complice par inaction Mais est-ce vraiment la solution ? Comme souvent, l'Etat tunisien a choisi la méthode brutale et répressive. Dans cette affaire de VTC, le premier à incriminer, c'est l'Etat lui-même. C'est lui qui n'a jamais pris la peine de réglementer un secteur pourtant moderne, répandu depuis longtemps dans le monde entier. C'est lui encore qui a laissé prospérer un système perverti, pendant des années, sur le dos des citoyens. Et c'est toujours lui qui préfère les logiques archaïques aux solutions technologiques modernes. Pour éviter toute confrontation avec les taxis, l'Etat a choisi de ne rien faire. Il a refusé de structurer ce secteur pour le bénéfice des citoyens, des entreprises, des demandeurs d'emploi et des investisseurs étrangers.
Des conséquences lourdes et évitables En procédant à la fermeture, la radiation et les poursuites judiciaires contre les plateformes VTC, l'Etat cause des pertes multiples : Les citoyens ne pourront plus faire appel à leurs applications pour commander une voiture, et devront revenir aux attentes interminables dans la rue, parfois dans des conditions délicates, voire dangereuses. Les taxis devront retrouver leur mission première : le maraudage (ce qui n'est pas forcément un mal). Les jeunes chauffeurs, qui espéraient percer grâce aux VTC, perdent tout espoir de décrocher un emploi. Les visiteurs étrangers, habitués aux VTC et à leur praticité, ne comprendront pas comment un pays qui se dit moderne et technologique peut encore fonctionner comme au siècle dernier. Et pourtant, la solution était à portée de main. Il aurait suffi que l'Assemblée aux ordres adopte un texte de loi réglementant l'activité des VTC, pour en faire un mode de transport moderne, pratique et concurrentiel, venant compléter l'offre existante des taxis.