La Cour d'appel de Tunis a confirmé, le 5 avril 2025, la condamnation à dix ans de prison de la directrice du service de néonatologie et du pharmacien Raouf Jamai dans l'affaire des quatorze nourrissons morts en mars 2019. Si la justice a tranché, la colère gronde dans le corps médical et les accusations de déni d'expertise, de procès à charge et de sacrifice de boucs émissaires se multiplient. Retour sur une tragédie devenue affaire d'Etat. Entre le 4 et le 15 mars 2019, quatorze nourrissons sont morts au centre de maternité et de néonatologie de la Rabta. Un drame terrible, d'abord entouré d'émotion, puis d'indignation, qui deviendra bientôt l'une des plus longues affaires judiciaires du secteur de la santé tunisien. L'origine de la catastrophe : une infection nosocomiale foudroyante, liée à un produit d'alimentation parentérale, administré à des prématurés gravement malades. À l'époque, la réaction fut immédiate. Le ministre de la Santé, Abderraouf Cherif, présente sa démission. Une enquête administrative est ouverte. Le gouvernement Youssef Chahed promet des sanctions à la hauteur du choc national. Et très vite, dans le chaos émotionnel et médiatique, trois noms émergent : la directrice du service, le chef de la pharmacie hospitalière et le directeur de la maintenance. Trois responsables, trois fusibles, trois visages pour une opinion publique en quête de réponses.
Une alerte ignorée et un système sous pression Dès les premiers jours, pourtant, des voix se lèvent. Le professeur Mohamed Douagi, chef du service de réanimation néonatale à l'hôpital militaire, explique que ces infections sont imprévisibles, foudroyantes, et qu'il avait alerté les autorités, neuf mois plus tôt, sur l'état critique des services concernés. Il rappelle que le centre accueillait 15.000 naissances par an, pour seulement cinq médecins, dont une cheffe de service et deux jeunes assistantes. Une surcharge humaine et matérielle insupportable, selon lui, que les politiques avaient ignorée.
L'enquête judiciaire, elle, avance à grands pas. En juillet 2023, le tribunal de première instance condamne à dix ans de prison la directrice et le pharmacien, à raison de huit mois pour chacune des quinze affaires instruites. Le directeur de la maintenance, quant à lui, bénéficie d'un non-lieu. Le verdict choque une partie du corps médical. Le Conseil national de l'Ordre des Pharmaciens publie un communiqué dénonçant une décision injuste, évoquant un « bouc émissaire » et « l'échec des politiques sanitaires de l'Etat depuis des dizaines d'années ». L'indignation monte. Des syndicats s'agitent, les réseaux sociaux s'enflamment. L'affaire devient emblématique d'un système de santé exsangue où les responsabilités sont souvent inversées : les décisions sont prises en haut, les peines tombent en bas. L'avocat de la directrice, Me Dhaker Aloui, prend à son tour la parole. Il affirme que sa cliente n'avait aucun lien avec les circuits médicaux ou pharmaceutiques. Il dénonce un procès bâclé, une justice expéditive et une indemnisation réduite, qui évite soigneusement de reconnaître la responsabilité de l'Etat. « Même les victimes ont perdu, car elles ne sauront jamais qui a réellement causé la mort de leurs enfants », affirme-t-il.
Verdict en appel : trois condamnés, toujours autant de zones d'ombre Le 5 avril 2025, la Cour d'appel de Tunis rend son verdict définitif. Elle confirme la peine de dix ans pour le pharmacien et la directrice, mais revient sur le non-lieu du directeur de la maintenance, désormais également condamné à huit mois pour chacun des cas. Le montant de l'indemnisation est maintenu : 30.000 dinars par famille. À peine le jugement rendu, les critiques reprennent de plus belle. Le Conseil de l'Ordre des Pharmaciens dénonce « une atteinte à l'honneur de la profession » et appelle à des actions de protestation. Il rappelle que Raouf Jamai, le pharmacien condamné, avait alerté dès 2017 sur les défaillances de la chambre blanche. Des défaillances confirmées par une expertise… que la justice semble avoir ignorée. Et c'est là que l'affaire bascule dans l'absurde, voire dans le scandale. Le professeur Mohamed Douagi, président de la commission indépendante d'expertise formée après le drame, publie un post accablant sur sa page Facebook dimanche 6 avril 2025. Il affirme que les conclusions de la commission, qui a travaillé 45 jours avec douze experts, n'ont jamais été prises en compte. Pire, il n'a jamais été auditionné, malgré ses multiples demandes, à la radio, devant l'Ordre des pharmaciens, ou même publiquement. « Les faits reprochés à Raouf sont faux, certains dossiers comportent des erreurs, et l'un des bébés n'est même pas mort d'une infection mais d'une trisomie 18 », écrit-il sur sa page Facebook. Il accuse une instruction à charge, sans rigueur, sans justice. Il annonce qu'il publiera prochainement tous les documents en sa possession. Il affirme enfin qu'il préfère « crier sa révolte et avoir la conscience tranquille » plutôt que de « faire l'autruche ». Sa parole résonne avec celle de Me Toumi Ben Farhat, avocat de certaines familles, qui demande désormais la mise en examen des trois ministres successifs de la Santé. Que reste-t-il, six ans plus tard, de ce drame ? Quatorze enfants disparus. Trois condamnés. Un pharmacien brisé. Une directrice discréditée. Un Etat silencieux. Une commission ignorée. Et une vérité fuyante. Dans ce procès, chacun semble avoir perdu. Les familles, d'abord, privées d'une réponse claire. Les professionnels, ensuite, sacrifiés sur l'autel d'une responsabilité politique qu'aucun ministre n'a assumée. Et la justice, enfin, dont la mission n'est pas de punir, mais de comprendre, d'éclairer, et de réparer.