En Tunisie, le pouvoir du président Kaïs Saïed se drape dans les habits de la légalité. Mais derrière l'obsession juridique, c'est une démocratie vidée de sa substance qui se dessine. Des opposants emprisonnés, une justice muselée, une liberté d'expression réprimée… La loi, brandie comme un totem, est devenue le masque d'un autoritarisme froid. « Dura lex, sed lex » — la loi est dure, mais c'est la loi. Soit. Mais lorsque le droit est coupé de la justice, il cesse d'être une protection : il devient une arme. Une tyrannie travestie. En ce 11 avril 2025, la Tunisie vit un de ces moments qui marquent une bascule. Un procès politique s'ouvre, qui rappelle les heures sombres qu'on pensait à jamais révolues : Ghazi Chaouachi, Issam Chebbi, Jawher Ben Mbarek, Khayam Turki, et d'autres figures de l'opposition sont jugés en leur absence pour « complot contre la sûreté de l'Etat ». Leur crime ? Avoir critiqué le pouvoir. Dans le box des accusés, ce ne sont pas seulement des noms, mais les libertés publiques, l'opposition politique, la presse indépendante qui sont mises en accusation. Pendant ce temps, le pays s'enfonce dans une crise sociale sans fond. Inflation galopante, chômage endémique, exode massif des jeunes, dette abyssale : la Tunisie se délite. Face à cette débâcle, le président, réélu en 2024 avec à peine un million de voix, gouverne sans cap, sans programme, sans opposition réelle. Son unique ligne directrice ? Surveiller, punir, verrouiller.
Le fétichisme de la loi Depuis son coup de force du 25 juillet 2021, Kaïs Saïed gouverne seul. En juriste dogmatique, il invoque sans cesse la loi comme un rituel incantatoire. Mais ce qu'il présente comme un attachement aux principes n'est, en réalité, qu'un habillage juridique de l'arbitraire. Le formalisme remplace la justice ; le légalisme devient un outil de répression. Par la loi, il a suspendu le Parlement, dissous le Conseil supérieur de la magistrature, marginalisé les maires, neutralisé les instances indépendantes, reconfiguré l'ISIE, l'autorité électorale. Tout est fait « dans les règles », mais selon les siennes. En juillet 2022, il impose par référendum une nouvelle Constitution, avec moins de 30% de participation. Un texte qui concentre tous les pouvoirs entre ses mains. La légalité est sauve. La démocratie, elle, est à terre.
Une justice aux ordres La justice indépendante, conquise après la révolution, est aujourd'hui domestiquée. En juin 2022, Kaïs Saïed limoge 57 magistrats sans procédure ni preuve. Le Tribunal administratif annule leur révocation, mais le pouvoir refuse de les réintégrer. « La justice n'est pas un pouvoir, c'est une fonction », déclare le président. Une fonction, donc, au service du prince.
La peur comme loi Avec le décret-loi 54, adopté en septembre 2022, le pouvoir punit sévèrement la « diffusion de fausses informations » en ligne. Un texte flou, taillé pour criminaliser la parole critique. Des journalistes, blogueurs et citoyens ordinaires sont déjà condamnés. Le journaliste Khalifa Guesmi, pour avoir protégé ses sources. La blogueuse Emna Chargui, pour un post satirique. En Tunisie, le silence devient stratégie de survie.
Une dérive xénophobe institutionnalisée El Amra a été évacuée, mais ce n'est qu'une manière de déplacer le problème. En février 2023, Kaïs Saïed accuse les migrants subsahariens de participer à un plan de « remplacement démographique ». En reprenant les thèses complotistes les plus nauséabondes, il légitime rafles, violences et expulsions arbitraires. Le droit est encore convoqué, mais pour justifier l'indignité. Le mal est fait, et tous les efforts entrepris depuis pour atténuer l'impact de ce discours à l'international restent sans effet.
Une façade de légalité pour un pouvoir sans contrepoids Kaïs Saïed aime citer la loi, mais ignore l'esprit du droit. Il s'enveloppe dans des discours abscons, truffés de références historiques mal digérées, et refuse tout débat contradictoire. La Cour constitutionnelle, prévue par sa propre Constitution, n'a jamais vu le jour. La HAICA, garante de la liberté de la presse, est paralysée. La loi électorale a été modifiée à la dernière minute, sans concertation. Tout est verrouillé.
Une popularité fondée sur la désillusion On dira que Kaïs Saïed reste populaire. Sans doute. Mais cette adhésion tient moins à une confiance réelle qu'à une fatigue démocratique. Après une décennie de transition chaotique, d'instabilité et de corruption, le président a su incarner une forme d'austérité morale. Son rejet des partis, son patriotisme de façade, son discours sur la souveraineté ont séduit. Mais ce n'est pas un projet, c'est un repli. Ce n'est pas un choix, c'est une résignation.
Une démocratie sous cloche Le peuple tunisien n'a pas renversé Ben Ali pour voir renaître un autoritarisme plus froid, plus solitaire, plus sournois. L'héritage de la révolution — la liberté, la pluralité, l'espoir — est aujourd'hui en danger. Kaïs Saïed gouverne au nom du peuple, mais sans le peuple. Il légifère seul, juge seul, décide seul. Et il le fait au nom de la loi. Faut-il rappeler que la loi ne doit jamais devenir un bouclier pour le pouvoir ? Elle est un contrat entre l'Etat et les citoyens. Quand ce contrat est rompu, la légalité devient une illusion, et la justice un mot vidé de sens.
* Professeur de médecine et ancien ministre de la Santé