« Ce que les gens appellent vérité n'est souvent qu'une erreur répétée à voix haute », disait Schopenhauer. Et à Tunis, on crie si fort au complot qu'on en oublierait presque de prouver qu'il existe. On n'en parlera jamais assez. La semaine dernière, une trentaine de personnes ont été condamnées pour des faits de complot. C'est ce qu'on appelle – sans grande médiatisation – « l'affaire de complot ». Une affaire enveloppée d'omerta dès ses débuts, en raison d'une interdiction de traitement médiatique. Et on comprend mieux pourquoi... jour après jour. Aujourd'hui plus que jamais, alors que les verdicts sont tombés comme des couperets, les contours de cette affaire paraissent absurdes : des dossiers vides, des accusations grotesques, des condamnations surréalistes. Tout y est bancal, construit à la hâte pour répondre à une urgence politique : celle de neutraliser les voix discordantes sous couvert d'une menace de complot. Le pouvoir s'est tellement emmêlé qu'il a fini par fabriquer une affaire fourre-tout, rassemblant tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre, osent lui résister. Leur seul point commun ? Ils appartiennent à l'opposition. Et c'est précisément ce qui semble leur être reproché. Car cette affaire n'a vraisemblablement rien à voir avec une menace réelle contre « la sûreté de l'Etat ». La seule menace qui semble préoccuper les autorités, c'est celle qui pèse sur le pouvoir lui-même.
Une opposition qui dérange Ce pouvoir, fébrile dans sa tour d'ivoire, semble n'avoir trouvé qu'une seule issue pour se maintenir : éliminer symboliquement tous ceux qui pourraient le remettre en cause. Qu'il s'agisse de soi-disant « complots ourdis dans l'ombre avec des chancelleries étrangères », ou tout simplement d'un engagement démocratique sain et assumé dans les rangs de l'opposition. Regardez ce qui s'est passé samedi dernier : le parti Hizb Ettahrir a manifesté en plein Tunis et a tenu son congrès annuel pour l'instauration du califat, sans que les hordes d'aficionados du régime n'aient rien à dire. Un événement tout ce qu'il y a de plus anodin. Pourtant, ce parti rejette les fondements mêmes de l'Etat tunisien tel qu'il est constitué, milite ouvertement pour un système théocratique et refuse les lois de la République. Aucune arrestation, aucun procès pour complot. Mais si vous êtes avocat, politique, lobbyiste ou ancien ministre, et que vous avez eu le malheur de critiquer le pouvoir actuel, alors là, oui : vous êtes suspect. Mieux encore, vous devenez un maillon d'une conspiration imaginaire, construite de toutes pièces.
Le pouvoir contre l'Etat La réponse à cette incohérence est très simple : Hizb Ettahrir n'a jamais réellement représenté une menace sérieuse. On aura beau l'entendre appeler au califat, à la remise en cause de tous les fondements démocratiques, à l'application de la chariâa… personne ne le prend réellement au sérieux. Son temps est révolu, il appartient à une autre époque, des siècles en arrière. L'opposition, en revanche, est bien présente. Elle constitue une menace réelle pour un pouvoir qui se croit hors d'atteinte et qui vacille à la moindre critique. Juger des opposants pour l'exemple, sous prétexte de protéger l'Etat, revient en réalité à défendre un régime de plus en plus autoritaire. Ce n'est pas l'Etat qu'on protège ici, mais le pouvoir personnel de Kaïs Saïed lui-même. Depuis son arrivée aux commandes, ce pouvoir n'a cessé d'instaurer un climat d'anxiété et de terreur permanent. La tension liée à une menace constante, brandie comme un épouvantail, a servi de justification aux pires dérives : arrestations arbitraires, procès à huis clos, mise à l'écart de toute voix discordante. Des personnes qui n'ont eu d'autre tort que de croire encore en une opposition démocratique, civile et républicaine, se retrouvent aujourd'hui enterrées dans un même dossier, sans distinction, avec pour seul dénominateur commun leur rejet du pouvoir actuel.
Un récit d'Etat en panne de preuves Aujourd'hui encore, le chef de l'Etat continue de crier au complot, affirmant que « les prétendus ennemis d'hier cherchent aujourd'hui à se positionner comme des alliés », et que leurs « promesses sont vaines et superficielles », contrairement aux « solutions authentiques et radicales » que lui-même entend incarner. Mais ces fameuses solutions, nous les attendons toujours.