Au départ, c'était l'ouvrage inspirant « Une brève histoire de l'avenir » de l'historien israélien Yuval Noah Harari, paru en 2015. À l'arrivée, c'est une pièce de théâtre jouée pour la première fois en 2022 et que Issam Ayari ne cesse de revisiter au fil de l'actualité sous la direction de l'inégalable Taoufik Jebali. Je suis allé voir cette pièce la semaine dernière à El Teatro et, c'est clair, elle n'a rien à voir avec la première jouée il y a trois ans. Comment se fait-il que deux hommes de théâtre, pas réputés pour une quelconque volonté de normalisation avec l'Etat sioniste, s'inspirent d'un auteur israélien ? Le choix même d'un auteur israélien peut être intrigant et choquant pour un ignorant, mais non quand on est doté d'un minimum d'intelligence et de bon sens. Si tu veux combattre ton ennemi, commence d'abord par comprendre sa langue et maîtriser sa culture. De prime abord, et avant même d'entrer à El Teatro, on devine qu'on est face à une œuvre supérieure. Une œuvre de qualité. Une œuvre intelligente.
Quand l'homme veut devenir Dieu Dans son essai prospectif, Harari explore l'idée que, après avoir globalement maîtrisé les famines, les épidémies et les guerres, l'humanité chercherait désormais à vaincre la vieillesse, la souffrance et même la mort, se dirigeant ainsi vers une ère où l'homme tenterait de devenir Dieu – d'où Homo Deus. Il y développe l'hypothèse que l'humain pourrait évoluer vers une nouvelle espèce augmentée, post-humaine, via l'intelligence artificielle, le génie génétique ou les biotechnologies.
Le miroir tendu à la société tunisienne Le résultat final est savoureux. Plus même, il est succulent. Issam Ayari invite à réfléchir profondément avec une grande subtilité. Et il réussit à faire rire la salle, une fois, deux fois, trois fois, vingt fois. Au finish, la salle était debout pour l'applaudir. Dans l'assistance, des hommes de culture, des artistes, des journalistes, des avocats, un ancien chef du gouvernement et un ancien ministre. Tout l'art de Issam Ayari est dans cette subtilité et cette grande intelligence dans la transmission de ses messages à un public bien averti. L'ombre de Taoufik Jebali n'est pas loin. L'ensemble de son œuvre le prouve.
Quand le Moyen Âge répond à l'intelligence artificielle Alors que selon Harari, l'humanité veut devenir Dieu ou évoluer vers une nouvelle espèce augmentée, post-humaine, via l'intelligence artificielle et le génie génétique, Issam Ayari rit de cette société tunisienne qui veut combattre Israël avec du boycott, des likes et partages sur Facebook, des slogans creux et les armées virtuelles de Mohamed. Bref, l'indignation de salon ou derrière un écran. Tout au long de sa pièce, Issam Ayari caricature à souhait et à volonté la société tunisienne avec ses idioties, ses aberrations, ses contradictions et sa schizophrénie légendaire. Il ne cesse de jeter par terre des livres des plus grands penseurs et philosophes. Le Tunisien, lui, n'a besoin de personne : ni Marx, ni Schopenhauer, ni Nietzsche. Il sait déjà tout. Sans rien dire, tout est dans la suggestion, Issam Ayari rappelle que le Tunisien vit encore au Moyen Âge (intellectuellement au moins), à une époque où les autres utilisent l'IA dans leur quotidien.
Quand la scène prend la parole politique Un artiste, un intellectuel, un penseur qui se respecte ne peut pas aborder ce genre d'exercice sans évoquer l'actualité politique. Tout est politique, et Issam Ayari le sait. L'actualité politique tunisienne du moment est dominée par l'affaire Ahmed Souab : cet ancien magistrat hors pair et un des ténors actuels du barreau est en prison. Issam Ayari lui consacre quelques minutes, comme pour rappeler cette Tunisie moyenâgeuse qui jette ses plus brillants enfants derrière les murs des prisons. Les murs font également partie de l'actualité. Mezzouna et le mur de son lycée, qui a tué trois jeunes adolescents, intégreront dès lors Homo Deus. L'artiste ne se contente pas de critiquer le rapport des Tunisiens à la modernité. La pièce bascule, sans prévenir, dans l'actualité la plus brûlante, là où la satire rejoint l'acte de résistance. Kaïs Saïed répète inlassablement qu'il faut raccourcir les distances dans le temps. Issam Ayari a bien exécuté les directives présidentielles : il propose un voyage dans le temps avec ce parallèle entre les nations qui veulent évoluer vers l'espèce augmentée post-humaine et le Tunisien qui parle de sociétés communautaires, de sucre et de farine. Kaïs Saïed était présent, bien présent, dans Homo Deus, et ici aussi, l'empreinte de Jebali est bien visible. Applaudissements nourris.
Quand la peur devient système Et puis il y a ces clins d'œil d'une grande subtilité, à travers des éclairages discrets ou une musique de fond à l'air innocent. Exemple, parmi d'autres : cette fameuse réplique en VO de Honey Bunny dans Pulp Fiction de Quentin Tarantino : « Any of you fucking pricks move, and I'll execute every motherfucking last one of you! » (« Qu'un seul de vous, bande d'enculés, bouge… et j'exécute jusqu'au dernier de vos putains de cadavres ! »). Le message est clair quand il vient juste après une tirade sur Kaïs Saïed, une évocation de Ahmed Souab et un hommage aux enfants tombés sous le mur de Mezzouna. Le pouvoir actuel ne veut pas qu'on bouge, il veut le calme, il veut la soumission, il nous méprise, et on risque l'exécution. C'est une évidence que l'on sait tous : nous vivons dans la peur en cette période sous le régime de Kaïs Saïed. Avec Homo Deus, Issam Ayari combat cette peur. La semaine dernière, Kamala Harris, candidate malheureuse à la dernière présidentielle américaine, a prononcé un joli discours — le premier depuis sa défaite de novembre. Elle a bien taclé Donald Trump et a dit notamment : « Le président Trump, son administration et leurs alliés misent sur l'idée que la peur peut être contagieuse. Mais la peur n'est pas la seule chose qui est contagieuse. Le courage est contagieux aussi. »
Avec les arrestations à la pelle d'opposants, de journalistes et d'intellectuels, avec la torture en prison, la politique de Kaïs Saïed ne diffère pas trop de celle de Donald Trump quand il s'agit d'insuffler un climat de peur. Et, en effet, comme le dit Kamala : la peur est contagieuse. La preuve : les Tunisiens évitent de parler politique et les médias évitent de ramener des voix discordantes hostiles au pouvoir autocratique de Kaïs Saïed.
L'art comme dernier rempart Sauf que le courage peut également être contagieux, et c'est ce que nous démontre Issam Ayari. Il a été contaminé par Taoufik Jebali, par Ahmed Souab, par on ne sait qui, mais il a été contaminé — et il a ensuite contaminé tous les spectateurs d'El Teatro. Theodor W. Adorno (1903–1969), philosophe allemand de l'Ecole de Francfort, a une idée centrale sur le rôle de l'art dans une société où l'Etat exerce un contrôle total sur les aspects de la vie. Il a soutenu que dans de telles conditions, l'art devient l'un des rares moyens restants pour exprimer la protestation. Dans son ouvrage Théorie esthétique, Adorno affirme que l'art véritable, en raison de son autonomie, peut révéler les contradictions et les souffrances de la société, offrant ainsi une forme de critique sociale. C'est exactement là toute l'essence de Homo Deus d'Issam Ayari. Il critique la société, il combat la peur, il transmet le courage. Il fait réfléchir et il fait rire. Et on ne demande rien de plus. Merci l'artiste Ayari, merci le maestro Jebali !