En ces temps d'incertitude et d'instabilité régionale et internationale, en ces temps où les titres des journaux alternent entre guerre militaire et guerre commerciale, l'Etat tunisien semble déterminé à ne pas quitter sa tour d'ivoire. Croissance imaginaire et bonheur national brut Partout dans le monde, l'analyse des indicateurs et des événements internationaux pousse à la prudence, avec des effets notamment sur la croissance mondiale, et ceux qui le peuvent augmentent sensiblement leurs dépenses militaires, quitte à casser une tradition d'orthodoxie budgétaire, comme c'est le cas en Allemagne. En Tunisie, le gouvernement prévoit de faire un peu plus du double de la prévision de croissance du Fonds monétaire international, avec le culot de dire que les notations ne nous concernent pas et d'évoquer le bonheur national brut à la place. C'est sans doute dans cette logique que le ministre de l'Emploi, Riadh Choued, a annoncé un plan de recrutement de 20.000 fonctionnaires pour l'année 2026. Selon le ministre, il s'agit de la « couverture de postes vacants, en conformité avec les recommandations du président de la République ». Un objectif noble sans aucun doute, car oui, on ne peut nier qu'il existe des manquements au niveau du personnel dans l'éducation, la santé, le transport, les finances et j'en passe. Contrairement à ce qui a été dit et répété à longueur de plateaux en Tunisie, il n'y a pas « trop » de fonctionnaires en Tunisie. Le problème budgétaire évoqué un temps par le FMI est que la masse salariale de la fonction publique représente une trop grande part du PIB.
Recruter pour combler les trous qu'on a soi-même creusés En revanche, il existe un réel problème de distribution et d'utilisation des ressources humaines dans la fonction et le secteur publics. Le redéploiement des fonctionnaires de l'Etat en fonction de ses besoins, par l'intermédiaire de formations diverses et de mises à niveau dans certains secteurs, est une idée qui a été évoquée un certain temps, notamment par l'UGTT. Elle semble aujourd'hui avoir été mise aux oubliettes pour privilégier une lecture quantitative totalement superficielle. Cette lecture ne va pas au fond des choses et ne permet, en aucun cas, de trouver une solution viable. On trouve des postes et des secteurs où il existe de réelles vacances, et d'autres postes avec plusieurs titulaires pour un travail qui pourrait être fait par un seul. Un travail qui pourrait même – soyons rêveurs – être entièrement automatisé ou tout du moins numérisé. Le président de la République, Kaïs Saïed, à longueur de communiqués nocturnes et de rencontres meublées de constats stériles, appelle à des solutions novatrices qui dépassent les cadres traditionnels qui se sont révélés inefficaces. Au lieu de cela, la Tunisie part vers la plus conservatrice et la plus inefficace des solutions : le recrutement par l'Etat. Ce même Etat qui est responsable, dans les faits, des vacances qu'il souhaite maintenant combler, à travers notamment le non-renouvellement des départs à la retraite et la mise en place de programmes d'incitation au départ à la retraite anticipée. Quelle logique y a-t-il à faciliter le départ des fonctionnaires d'un côté — les meilleurs et les plus compétents, d'ailleurs — et ensuite à chercher à combler les vacances par le recrutement de l'autre côté ? Une autre question se pose : est-ce que les nouveaux recrutements concernent les milliers de personnes qui travaillent pour l'Etat mais de manière précaire, comme les enseignants suppléants dont le dossier s'enlise, les chercheurs qui ne disposent pas de statut ou encore les travailleurs de chantier et autres mécanismes contractuels ? Là encore, pas de réponse précise.
Qui va payer la note ? Devinez ! Puis vient évidemment la question qui fâche et que, par conséquent, personne ne pose : comment financer tout cela ? Le budget de l'Etat tunisien est déficitaire. Le ministère des Finances multiplie les manœuvres pour récolter plus d'argent, plus rapidement. On ne peut décemment pas évoquer une énième augmentation de la pression fiscale exercée sur les entreprises tunisiennes. Ces dernières travaillent pratiquement pour payer l'Etat qui, dans certains secteurs, est à considérer comme un associé majoritaire qui ne perd jamais un millime. Les portes du financement des dépenses de l'Etat par les institutions internationales ont été fermées par décision politique du président Saïed. Pas sûr que ces mêmes institutions aient été enclines à le faire de toute façon. Alors qui va payer pour le recrutement de ces milliers de fonctionnaires ? Comme à l'accoutumée, l'Etat n'estime pas nécessaire de nous informer de ce genre de détails. Il estime sûrement que nous devrions déjà être reconnaissants pour tout ce qu'il nous offre avec notre argent de contribuables. Mais comme l'innovation ne fait pas franchement partie des qualités de notre administration, mon petit doigt me dit que ce sont toujours les mêmes qui passeront à la caisse : les contribuables qui paient déjà.