Dans l'actualité récente de la télévision, deux faits sont à retenir. L'un a trait à la technologie, l'autre aux contenus. Technologie d'abord: l'Union Internationale des Télécommunications vient de publier les premières normes pour la Télévision sur IP, un grand marché estimé à 100 millions d'abonnés pour les trois prochaines années. La télévision sur IP est une technologie qui permet de diffuser la télévision via Internet grâce au haut débit. Les modes d'accès à la télévision continuent donc à se diversifier (satellitaire, hertzien analogique, hertzien numérique .) ce qui affectera bien sûr la manière avec laquelle nous consommons la télévision. Mais les transformations de la télévision ne sont pas uniquement technologiques. Les contenus aussi se transforment et surtout la relation avec le téléspectateur. L'interactivité devient progressivement un paramètre incontournable de la nouvelle télévision. Exemple significatif de cette tendance : le débat entre candidats républicains à la présidence des Etats-Unis, organisé par CNN. La chaine a invité ses téléspectateurs à poser leurs questions via le site You tube( un site de publication de vidéo personnelle).. 5.000 Américains ont répondu à l'appel de la chaine «You asked, they will answer» en envoyant leurs questions vidéo. A l'image de CNN, les télévisions tentent ainsi de profiter des potentialités de l'Internet pour fidéliser des téléspectateurs devenus volatils. Elles utilisent pour cela leurs sites web où elles expérimentent toutes sortes de techniques d'interactivité et de participation : forums de discussion et de chat, commentaires des articles par vidéo, plate-forme de création de blogs, espace de publication de vidéo. Dans le Monde arabe, la tendance est encore trop timide, à l'exception d'Al Jazira qui a ouvert une plate-forme de blogging et d'Al Arabiyya, premier média arabe à créer une plate-forme de vidéo personnelle. Depuis son invention, la télévision aura ainsi sensiblement évolué. Chaque nouvelle technologie affecte son rapport aux publics. Pensons par exemple à la télécommande, petite innovation qui a eu de grands effets. Inventée en 1955 par la société américaine Zenith, la télécommande était censée assurer des fonctions très simples : changer de chaine, augmenter le volume, éteindre le téléviseur. Tout cela bien sûr à distance. Progressivement, la télécommande s'est transformée en instrument nécessaire pour tout téléspectateur normalement constitué, qui change des dizaines de fois de chaine chaque soirée, déambulant ainsi d'un univers à un autre. De la télécommande à YouTube et la technologie IP, ce sont autant de modèles de télévision qui se sont succédé. Le romancier et sémiologue italien Umberto Eco a résumé cette évolution en distinguant, dans l'histoire de la télévision, trois périodes : la paléo-télévision, la néo-télévision et la post-télévision. Trois types de télévision et autant de styles télévisuels, de types de programmes et de rapports à la télévision. Mais cette manière de narrer l'histoire de la télévision n'est pas adaptée à toutes les situations. Car, dans le Monde arabe par exemple, la paléo-télévision éducative, autoritaire, pédagogique, dominatrice, froide, laide, ennuyeuse, mensongère indifférente au monde et ignorant le public perdure encore. Protégée de l'air du temps, tenue à l'écart des changements significatifs de la sphère des médias, cette télévision reproduit indéfiniment un style inapproprié à un contexte radicalement différent de l'ère de la naissance et des débuts de la télévision. En fait la paléo-télévision est une télévision sous perfusion, nourrie artificiellement parce que souvent privée de public. La paléo-télévision est surtout gouvernée par des paléo-programmateurs qui partagent une idée simple selon laquelle la télévision n'est pas faite pour être regardée. Parfois il m'arrive de regarder la paléo-télévision. Sa permanence me semble tenir du miracle : comment un contenu pareil peut-il continuer à perdurer alors que le monde a changé : paysage médiatique extrêmement concurrentiel, public volatile intelligent et actif, nouveaux modes d'expression Un aspect me parait intéressant à élucider : quels sont ces programmateurs capables de faire une télévision pareille, comment pensent-ils, dans quel univers intellectuel baignent-ils, connaissent-ils Internet et les nouveaux médias, vivent-ils en société ? Ont-ils entendu parler de You tube, des blogs ? J'ai pensé alors, pour mieux comprendre le miracle de la paléo-télévision, à dresser un portrait type du paléo-programmateur et des règles qu'il doit suivre pour préserver la télévision qu'il gère de toute modernité. Les 5 règles d'or de la paléo-télévision Règle n° 1 : Faire comme si le public n'existait pas La paléo-télévision est souvent privée de public. Mais attention, cela n'est pas la conséquence de la concurrence (entre médias) mais le résultat d'un choix délibéré : c'est qu'ici le public est tout simplement ignoré. Dans l'esprit du paléo-programmateur, le public est un paramètre peu intéressant. Règle n° 2 : Considérer les téléspectateurs comme des idiots Mais il arrive parfois que la paléo-télévision pense au public. Dans ce cas, les téléspectateurs sont considérés comme des idiots, dépourvus de toute forme d'intelligence, qui peuvent croire ce qu'ils regardent, collés à leurs téléviseurs, incapables de changer de chaines, de rouspéter ou tout simplement d'éteindre la télévision et d'aller faire autre chose. Règle n° 3 : Vivre coupé du monde La paléo-télévision est différente car elle ne subit pas les effets du contexte. Les technologies évoluent, d'autres apparaissent : internet, sites web, blogs, téléphonie portable, ADSL, streaming, interactivité, portail, video on demand, podacasting, You tube . La paléo-télévision doit rester protégée de cette «anarchie », fixée sur ses principes de base qui ont fait leur preuve, autiste (selon la définition de Wikipedia, l'autisme se caractérise par l'indifférence aux autres, le comportement répétitif, le désintérêt pour les objets de son environnement ). La paléo-télévision se considère comme une forteresse assiégée qui doit considérer tous ceux qui l'entourent comme des ennemis potentiels prêts à dissimuler des messages dangereux. Cette suspicion généralisée l'oblige ainsi à pratiquer un type de journalisme qu'on peut appeler in vitro et modifié génétiquement. Règle n° 4 : Oublier la concurrence La paléo-télévision ignore la concurrence et l'oublie souvent. L'idée consiste à ne pas donner d'importance aux centaines de chaines et de programmes qui se multiplient à une vitesse ahurissante, à ne pas les observer ou vouloir les concurrencer : la paléo-télévision se voit seule. Règle n°5 : Le cynisme comme principe La paléo-télévision exige enfin une grande dose de cynisme qui permet de prendre de la distance par rapport aux ébullitions du monde des médias. Qu'il ignore les publics ou qu'il les méprise, le paléo-programmateur est le premier des téléspectateurs à ne pas regarder sa propre télévision, voire même à la dénigrer et à prétendre qu'il la sert sans conviction ni motivation. En somme, la paléo-télévision fait partie d'un ensemble plus large : les paléo-médias, animés par des paléo-journalistes. Ces derniers sont fiers de ne rien connaître à l'Internet, prétendent que le réseau n'est qu'un gadget de plus (tout en l'utilisant pour copier des quantités énormes de contenus), refusent de considérer les changements du journalisme et ses nouvelles donnes et surtout continuent à croire, sans en être vraiment convaincus, que les publics sont encore disponibles, malléables et crédules. Cette tribune a été publiée pour la première fois par l'auteur dans le magazine tunisien Réalités Sadok Hammami est maître-assistant, spécialisé dans la communication. Il a enseigné à l'Institut de Presse de Tunis et enseigne actuellement dans une université émiratie. Il est également le responsable du site http://www.arabmediastudies.net/