Une législation pionnière au cœur du monde arabe Par Mohamed Salah Ben Ammar * Le 13 août est une date symbolique pour les femmes tunisiennes. Elles ont obtenu, parfois de haute lutte, des droits que beaucoup de leurs sœurs dans le monde arabe n'osent même pas encore revendiquer. Mais force est de constater qu'entre les textes et la réalité, l'égalité hommes-femmes est encore un leurre. Comme sur tant d'autres sujets, nous avons voulu croire qu'il suffisait de légiférer pour réparer une injustice. Nous avons ignoré que la justice ne se gagne que dans les luttes, les contre-pouvoirs et le débat public. En 1956, l'adoption du Code du statut personnel a marqué un tournant historique : abolition de la polygamie, mariage civil fondé sur le consentement mutuel, droit au divorce pour les femmes. Par la suite, la légalisation de l'avortement, l'accès à la contraception, la parité dans les lois électorales, la pénalisation du harcèlement sexuel et la loi organique n°58 de 2017 ont renforcé un arsenal juridique unique dans le monde arabe. Pourtant, derrière cette façade progressiste, la vie quotidienne de nombreuses Tunisiennes reste marquée par les inégalités, les violences et l'exclusion silencieuse.
L'écart persistant entre le droit et la réalité La réalité, c'est cette aide ménagère venue d'une région oubliée par le progrès, qui sortie de l'école prématurément et qui sacrifie sa jeunesse et ses forces pour nourrir sa famille, pendant qu'un frère passe ses journées au café du village. La réalité, c'est cette ouvrière agricole qui meurt sur le bord de la route, transportée comme du bétail dans un camion vétuste. La réalité, c'est cette ouvrière textile harcelée par un contremaître. La réalité, c'est cette étudiante convoquée seule dans le bureau de son directeur de stage. La réalité, ce sont ces jeunes filles qui ne prennent le bus qu'en groupe, de peur des mains baladeuses. La réalité, c'est cette femme qui élève seule ses deux enfants, et que ses propres frères cherchent à priver du maigre héritage laissé par leur père. La réalité des femmes, c'est plus de fatigue, plus d'humiliations, plus de violences que l'on tait, mais qui façonnent chaque jour leur existence. L'égalité proclamée par les textes est souvent contredite par les faits. C'est cela aussi la réalité. Certes la société tout entière est minée par l'injustice et un déficit démocratique et des violences structurelles — économiques, sexuelles, professionnelles, symboliques — qui brisent toute perspective de justice sociale réelle. Et comme toujours, ce sont toujours les femmes qui paient le prix le plus lourd.
La parité de façade et l'exclusion des lieux de pouvoir Inscrite dans la loi, la parité reste souvent théorique. Dans les partis, les syndicats et les conseils d'administration, les femmes sont marginalisées. On les célèbre comme « héroïnes du quotidien », mais on les écarte des décisions qui comptent. L'égalité salariale, l'avancement professionnel, la répartition des tâches domestiques et l'accès aux héritages demeurent profondément déséquilibrés. Trop souvent, la femme est vue comme un « complément » et non comme une partenaire égale.
Un patriarcat intériorisé dès l'enfance L'injustice ne se limite pas aux structures : elle s'infiltre dans les mentalités dès le plus jeune âge. Encore aujourd'hui, dans certains foyers, la naissance d'un garçon est accueillie avec fierté, celle d'une fille avec réserve. Ces représentations précoces forgent une hiérarchie implicite qui nourrit la domination masculine.
Des violences multiples, systémiques et invisibles Les violences faites aux femmes ne se réduisent pas aux coups. Elles sont économiques, institutionnelles, domestiques et symboliques. Elles prennent la forme de harcèlement, de précarité, d'invisibilité du travail domestique et de contrôle des comportements. Même lorsqu'elles assurent la majorité des revenus du foyer — dans 42% des ménages tunisiens — leur autonomie est souvent remise en cause.
Une législation progressiste… aux effets limités La loi organique n°58 de 2017 a élargi la définition de la violence et introduit des mécanismes de protection, de prévention et de prise en charge. L'article 227 bis du Code pénal — qui permettait à un violeur d'épouser sa victime pour échapper à la justice — a été abrogé. Mais ces avancées restent fragiles : manque de formation des magistrats et des policiers, absence de centres d'accueil, sous-financement chronique. Chaque féminicide rappelle que l'égalité sur le papier ne suffit pas.
L'héritage : forteresse de l'inégalité L'inégalité successorale demeure l'un des obstacles les plus enracinés. Elle appauvrit les familles, freine la croissance et entretient la dépendance économique. Selon la Banque mondiale, le sexisme économique coûte 575 milliards de dollars par an à la région MENA ; l'égalité pourrait augmenter le PIB de 47%. Cette inégalité est défendue au nom d'une lecture figée du Coran (4:11), alors même que d'autres prescriptions ont été réinterprétées au fil des siècles. Ce n'est pas la foi qui opprime, mais le pouvoir que l'on tire de son interprétation.
Des droits pour la femme sans démocratie : promesses vides La Tunisie possède un cadre légal remarquable. Mais sans institutions fortes, presse libre, justice indépendante et société civile active, ces droits sont réversibles. Là où la démocratie recule, les droits des femmes s'érodent. Ils deviennent conditionnels, suspendus à la bonne volonté des dirigeants. L'égalité ne se construit que dans un espace politique vivant et, comme l'écrivait Tahar Haddad en 1930 : « L'homme qui veut la liberté pour lui seul ne la mérite pas. »
Le courage de légiférer, l'audace de transformer Le patriarcat recule, mais il ne disparaîtra pas seul. À l'approche du 13 août, il est temps de passer des discours aux actes, de placer les femmes au cœur des décisions qui les concernent et non à leur périphérie. Cela exige une mobilisation collective, une solidarité intergénérationnelle et un engagement constant de la société civile.
Construire aujourd'hui l'égalité de demain Chaque victoire doit être consolidée pour ne jamais être remise en cause. Transformer le récit, redéfinir les normes et créer un avenir où l'égalité est vécue — dans les tribunaux, les hôpitaux, les écoles, les médias — voilà l'enjeu. La lutte pour l'égalité des sexes est une lutte pour la dignité, la justice et la paix sociale. À nous de la rendre irréversible, car les sociétés qui marginalisent la moitié de leur population avancent sur une seule jambe.