L'écart entre les proclamations politiques et les réalités du marché du travail en Tunisie ne cesse de s'élargir. La récente interdiction présidentielle des contrats à durée déterminée (CDD) et de la sous-traitance illustre ce fossé grandissant. Présentée comme une avancée sociale, cette mesure précipitée – sans étude d'impact, sans concertation, sans dispositifs de substitution – relève moins d'une politique du travail que d'un réflexe populiste. Elle s'inscrit dans une logique de gouvernance symbolique, où l'idéalisme performatif tient lieu de stratégie. Mais derrière la vertu affichée se cache un vieux réflexe politique : faire table rase du passé au nom d'un idéal proclamé. Cette tentation radicale, souvent brandie par des régimes en quête de légitimité, ne débouche ni sur la justice sociale ni sur l'efficacité économique. Elle dissimule mal une impuissance à réformer, une incapacité à bâtir progressivement un système plus juste.
La précarité déplacée, non éradiquée Dans un pays où plus de la moitié de l'économie se déroule dans l'informel, interdire les CDD sans alternatives crédibles revient à invisibiliser la précarité, non à la combattre. Elle ne disparaîtra pas : elle mutera, s'enfouira dans les marges du droit, prenant la forme de contrats oraux, d'arrangements opaques, de faux statuts. Pour les jeunes diplômés, déjà confrontés au chômage de masse et aux stages non rémunérés, la mesure n'apporte ni emploi ni espoir. Pour les petites entreprises, elle crée une incertitude supplémentaire.
L'illusion du volontarisme autoritaire Ce décret est symptomatique d'un pouvoir qui confond vitesse et vision. Gouverner, ce n'est pas décréter un idéal : c'est créer les conditions de sa réalisation. Promettre « la dignité pour tous » sans accompagnement, sans outils concrets ni dialogue social, revient à construire une façade sur du sable. Loin d'apaiser les tensions sociales, ce type de décision risque de renforcer le chômage, de rigidifier le marché de l'emploi, et d'alimenter un ressentiment plus profond encore. On assiste ici à une forme d'autoritarisme moral, où les intentions affichées remplacent l'action réelle. Gouverner dans l'abstraction, c'est produire des lois inapplicables, donc inefficaces. Pire : c'est miner la crédibilité de la parole publique.
La sécurité de l'emploi ne s'improvise pas Il ne s'agit pas de défendre les abus liés à la précarité, mais de rappeler que la stabilité professionnelle se construit. Les CDD et la sous-traitance, bien que parfois sources de dérives, peuvent aussi constituer des tremplins vers un emploi durable. Les supprimer sans alternative équivaut à priver une partie des travailleurs de leur dernier filet d'insertion. Quant au CDI, présenté comme l'horizon souhaitable, il suppose un environnement économique favorable : confiance des employeurs, perspectives d'investissement, stabilité macroéconomique. Sans ces conditions, le CDI reste un vœu pieux.
Une autre voie : lucide, inclusive, réaliste Plutôt que d'imposer une moralisation autoritaire du marché du travail, il est urgent de repenser ce marché dans sa complexité. Cela implique une relance économique solide, une réforme progressive du droit du travail, un dialogue sincère avec les syndicats et les employeurs, et une réhabilitation de l'Etat comme garant du droit social. Les grandes manœuvres spectaculaires n'ont jamais suffi à construire une société juste. Ce n'est pas en abolissant le présent que l'on prépare l'avenir. La justice sociale ne se conquiert pas dans l'instant : elle se construit, avec méthode, patience et responsabilité.