Le diplôme : plus sacré qu'un visa, plus inutile qu'un ticket de bus usagé Chaque été, en Tunisie, un miracle se répète. Il ne fait pas tomber la pluie, ni baisser les prix des fruits et légumes. Non, ce miracle-là est administratif, silencieux, et terriblement émouvant : les résultats du bac. Alf Mabrouks ! Les familles tzagret, les voisins applaudissent, les larmes montent. La République a parlé. La petite ou le petit a réussi. Le bac est là, brandi comme un totem. Un petit rectangle de promesses, plus précieux qu'un passeport, encadré entre la photo du mariage et celle du Président. Puis le silence. Celui du lendemain. Celui qui ne dit rien mais qui laisse deviner que la porte qu'on vient d'ouvrir ne donne peut-être sur rien.
Master en attente : diplôme validé, avenir suspendu Ils s'inscrivent à l'université. « L'inscrit » comme ils disent. Par vocation, par pression, ou parce que l'ordinateur les y a envoyés. Trois, cinq, sept ans. Des crédits empilés comme de vieux journaux. Et à la fin ? Un diplôme. Plus épais. Plus solennel. Mais souvent, aussi inutile pour trouver un emploi. Ceux qui les ont mis sur une voie sans issue ont-ils conscience du mal qu'ils font à la société ? En Tunisie, l'université fabrique plus de diplômés que l'économie ne fabrique d'emplois.
L'économie à pas comptés, les diplômes à grande vitesse Chaque année, 61 000 jeunes sortent diplômés. On ne parle pas de tous ceux qui s'arrêtent en cours de route, il s'agit de ceux qui ont validé tout le cursus. Depuis des années, la Tunisie crée en moyenne moins de 40 000 emplois par an, tous secteurs confondus, quand il en faudrait presque le double pour absorber les arrivées sur le marché du travail. Et encore : combien d'emplois stables ? Combien réellement qualifiés ? Combien pourvus sans intervention ? Résultat : 23,5 % des diplômés du supérieur sont au chômage. Chez les femmes, c'est pire : 30,7 %. Et dire qu'elles représentent 60 % des bancs de l'université. L'égalité des chances s'arrête parfois au seuil de l'entreprise pour la gente féminine.
L'inflation des diplômes, la déflation des emplois Le droit ? 68 % de chômage. La comptabilité ? 57 %. L'informatique ? 44 %. Même les techniciens supérieurs, ceux que l'on croyait indéboulonnables, sont à 50 %. On a créé une monnaie universitaire sans valeur d'échange. La qualité de la formation ? On en parle pudiquement mais elle est loin d'être assurée.
Les diplômes se multiplient, les débouchés se contractent. On a sanctifié le titre, sans construire le marché qu'il méritait.
La fuite des cerveaux : quand partir devient réussir Alors certains s'en vont. Là où leur diplôme vaut quelque chose. Une promotion de médecine : 1 900 étudiants, 1 600 demandes d'équivalence pour la France. On appelle cela la fuite des cerveaux. En réalité, c'est un don sans retour. Le Nord trie puis recrute, le Sud éduque en masse. Et tout le monde fait semblant d'y voir un partenariat. C'est un pillage en régle.
Et ceux qui restent ? Ils tiennent leur diplôme comme une carte d'identité périmée. Ils réclamaient une chaise. On leur a tendu une file d'attente. Ils demandaient une opportunité. On leur a proposé une épreuve. Leur colère est polie. Leur silence, lourd. Et leurs CV plastifiés brillent plus que leur avenir.
On a méprisé les mains, on a sacralisé les cadres en bois On a adoré la théorie. Négligé la technique. Méprisé les métiers manuels comme des solutions de rechange. Résultat : des philosophes du chômage, des sociologues de leur propre désespoir. Pendant ce temps, les PME cherchent des bras. Les agriculteurs vieillissent. Les artisans n'ont pas de repreneurs. Et les start-ups ? De jolies brochures dans les salons ministériels.
Il ne s'agit pas de jouer les rabat-joie Il ne s'agit pas de casser les rêves. Juste de rappeler qu'un diplôme sans emploi, c'est un roman sans lecteur. Et qu'un pays qui diplôme sans embaucher fabrique des frustrations plus durables que l'encre. Il est temps de dire les choses. De cesser d'imprimer des illusions. De réconcilier l'université avec la réalité de l'économie et du monde du travail. De faire des stages une obligation. Des métiers techniques une ambition. Et de l'entrepreneuriat, un projet soutenu, pas un saut dans le vide. Il est temps aussi que l'Etat devienne partenaire. Pas d'un jour, mais de parcours. Et que l'emploi devienne une politique, pas un miracle.
Car un rêve sous verre, c'est joli. Mais un rêve en action, c'est une nation qui respire. Et peut-être qu'un jour, ces jeunes-là, au lieu de frapper à toutes les portes, construiront la leur. Avec leurs mains. Leur savoir. Et, enfin, une économie à leur hauteur.