Loin de toute stratégie de santé publique, l'Etat tunisien s'apprête à importer massivement des tests salivaires pour traquer les consommateurs de drogue sur les routes. Pendant que les réseaux d'importation prospèrent en toute impunité, le pouvoir choisit la solution la plus simple : réprimer les jeunes, au lieu de prévenir, soigner ou intercepter. Une politique de gadgets et de peur, présentée comme un progrès.
L'Etat n'a pas d'argent pour recruter des enseignants ou améliorer les conditions dans les hôpitaux, mais il en trouve pour acheter, en devises, des milliers de tests salivaires de dépistage de drogues. Ces tests rapides, à large spectre, permettront de détecter différentes substances comme le cannabis, la cocaïne ou la morphine. Selon le colonel-major Chamseddine Adouani, chef du bureau de communication de l'Observatoire national de la sécurité routière, interrogé sur Mosaïque FM, « l'Observatoire a pu constater que plus de 30 % des jeunes conducteurs ont conduit sous l'emprise de l'alcool, notamment sur certains axes routiers menant aux plages ou lors d'événements comme les festivals. » Un constat jugé préoccupant, qui justifierait un dispositif de contrôle plus rigoureux, à la fois dissuasif et préventif. Les autorités entendent ainsi accentuer la pression sur les comportements à risque, en misant sur une approche alliant répression, technologie et responsabilisation. D'après le colonel-major, l'Observatoire souhaite responsabiliser les citoyens tout en exploitant les nouvelles technologies, mais il estime que la prévention seule ne suffit pas.
Une répression sans sensibilisation Le discours de M. Adouani n'est cependant pas partagé par son collègue du ministère de l'Intérieur, Sami Saoudi, porte-parole du même Observatoire. Toujours sur Mosaïque FM, il affirme que la mise en place de ces tests salivaires se fera sans campagne de sensibilisation. Autrement dit, les automobilistes seront pris de court par des mesures répressives soudaines pouvant mener directement à la prison. Comme le rappelle Chamseddine Adouani, « un test positif à la drogue implique désormais d'en informer le parquet ».
Une politique fondée sur des chiffres invérifiables Le discours de ces deux responsables de l'Observatoire de la circulation est inquiétant à plus d'un titre. Il s'agit peut-être de simples ballons d'essai lancés par l'Etat, mais l'intention répressive est bel et bien présente. Ce qui frappe dans ces déclarations, c'est leur approximation et leur déconnexion de la réalité. Y a-t-il eu une étude réalisée par un organisme sérieux sur l'usage des drogues au volant ? Aucun des deux responsables n'en mentionne, et jamais une telle étude n'a été médiatisée. Quant à l'alcool, Chamseddine Adouani affirme que 30 % des jeunes ont conduit en état d'ébriété. Où est cette étude ? Quand et comment a-t-elle été menée ? Il ne le précise pas. Ce chiffre paraît difficilement crédible : même dans les pays où l'alcool est culturellement omniprésent, on n'atteint pas de tels taux. Il est donc invraisemblable qu'un jeune sur trois boive de l'alcool au volant en Tunisie. Cela se remarquerait à l'œil nu et ne correspond pas à nos réalités culturelles. À la rigueur, on pourrait admettre qu'un contrôle policier sur trois aboutisse à un constat d'alcoolémie. Mais de là à affirmer qu'un jeune conducteur sur trois est en état d'ébriété, il y a un gouffre.
Une technologie dévoyée de son objectif initial Concernant les tests salivaires que l'Etat entend introduire, il est bon de rappeler que ces outils existent depuis des lustres dans les pays développés. Ils sont utilisés sur les routes, certes, mais surtout dans les aéroports. Il s'agit de languettes que l'on passe sur les doigts des voyageurs, leurs valises ou leurs vêtements – et non dans la bouche – permettant de détecter en quelques secondes un éventuel contact avec des substances illicites. Or, à en croire MM. Adouani et Saoudi, les tests salivaires de dépistage de drogues seront exclusivement déployés sur les routes, et non aux points frontaliers d'où la drogue est effectivement introduite en Tunisie. C'est là que le bât blesse. Les autorités choisissent de s'attaquer au consommateur final, maillon le plus faible de la chaîne, tandis que les passeurs et les dealers sont complètement absents du discours des deux responsables. Or, l'évidence saute aux yeux : ce sont les trafiquants qu'il faudrait identifier et interpeller en premier, pas le petit jeune inconscient qui cherche juste un moment d'euphorie.
Une légalité floue, un débat évité Autre point fondamental dans la communication des deux représentants : le cadre législatif de ces nouveaux tests de dépistage. Si M. Saoudi ne dit pas un mot de l'aspect juridique, comme s'il était secondaire, M. Adouani admet à demi-mot que l'instauration de cette procédure exige un cadre légal adapté. Or, c'est précisément ce cadre juridique qui devrait être discuté en priorité, avant même d'importer les tests salivaires ou d'en faire la promotion médiatique. Le juge Afif Jaïdi soulève d'ailleurs ce point essentiel : « Loin de toute propagande médiatique sur les réalisations, il est juridiquement impossible d'utiliser la technologie évoquée sans un cadre législatif qui l'autorise. Il est également interdit d'élargir son usage à d'autres personnes que les conducteurs de véhicules, sauf dans le cadre d'une enquête judiciaire. Dans tous les cas, et même après l'adoption de la législation nécessaire, il faudra respecter le droit de toute personne soumise au test de le refuser. Il incombera alors à l'agent chargé de l'opération d'informer la personne concernée de ce droit, ainsi que des conséquences légales prévues en cas de refus (dans l'hypothèse où un texte de loi viendrait à criminaliser le refus de se soumettre à l'analyse pour les conducteurs). En résumé, "bientôt" ne signifie rien d'autre que le fait que des équipements ont été importés sans aucune préparation à leur utilisation, et que leur usage reste illégal à ce jour. »
Prévention absente, prisons pleines Le dernier point préoccupant dans cette communication concerne la politique de prévention. L'Etat tunisien cherche-t-il à protéger ses citoyens ou à les jeter en prison ? Quelle est sa réelle priorité ? Alors que tous les secteurs souffrent d'un manque cruel de moyens – éducation, santé, justice, transports, culture, sports, jeunesse – voilà que l'on découvre qu'il a préféré importer des languettes pour poursuivre les jeunes consommateurs. Mais qu'a fait l'Etat pour prévenir ces jeunes contre la drogue ? À ce jour, aucune campagne de prévention digne de ce nom n'a été menée. L'Observatoire cherche à copier les pays développés sur le plan technologique, mais oublie de les copier lorsqu'il s'agit de mener des campagnes de sensibilisation dans les lycées, les universités ou les médias. Ce même Etat ne fait rien, non plus, pour soigner les accros ou accompagner les toxicomanes. L'addiction à la drogue est une maladie reconnue et un fléau mondial. Pourtant, le gouvernement préfère remplir des prisons déjà surpeuplées plutôt que de construire des centres de désintoxication ou des structures de traitement des addictions.
Une politique de terreur sous couvert de progrès Tout l'argent en devises mobilisé pour l'achat de ces languettes de dépistage ne servira, au final, qu'à instaurer un climat de peur, une atmosphère de suspicion permanente sur les routes, dans les véhicules, dans les quartiers. Un sentiment de traque, ciblant en priorité les jeunes issus des classes populaires, les plus vulnérables, les moins armés pour faire face à la machine judiciaire. Pourtant, cet argent aurait pu être investi ailleurs. Il aurait pu servir à former des agents spécialisés, à construire des centres de désintoxication, à accompagner les familles démunies, à éduquer, à prévenir. Il aurait pu surtout renforcer les postes frontaliers, moderniser les équipements de la douane, et permettre l'identification des circuits d'importation de drogue, car il ne faut pas se mentir : la Tunisie n'est pas un pays producteur de drogues. 100 % de la drogue qui circule dans le pays est importée. Elle franchit nos ports, nos aéroports, nos frontières terrestres. Et pourtant, ce ne sont ni les passeurs ni les barons de la drogue que l'on traque. Ce sont les consommateurs, les petits, les anonymes. L'Etat, qui prétend s'inspirer des pratiques des pays développés, en oublie l'essentiel : ces pays investissent massivement dans la prévention, les soins et la lutte contre les réseaux structurés. Chez nous, on singe la technologie, on importe les gadgets, mais on refuse d'en adopter l'esprit. On fait mine d'agir, alors qu'on ne fait que punir. Une fois de plus, le pouvoir choisit la voie la plus courte, la moins exigeante, la plus brutale : la répression pure et simple. Pas de réflexion globale, pas de stratégie nationale de santé publique, pas de politique sociale. Seulement des tests, des fourgons de police, des prisons. Et derrière ce décor sécuritaire, un pays qui s'effrite socialement, une jeunesse qu'on humilie, et une drogue qu'on laisse passer tant qu'elle ne dérange pas les puissants. Voilà ce qu'il faut bien nommer : une politique de terreur, déguisée en progrès technologique. Et, au fond, le même vieux réflexe autoritaire : frapper d'abord, penser ensuite.