Kaïs Saïed a fait de l'éducation une priorité nationale, allant jusqu'à créer un Conseil supérieur censé piloter une réforme globale du secteur. Mais treize députés, menés par Rym Sghaier, viennent brouiller le message présidentiel en déposant une proposition de loi fixant le temps scolaire à cinq heures par jour. Une initiative qui, si elle peut sembler sensée au regard des pratiques internationales, soulève de sérieuses questions de légitimité et de faisabilité. Depuis plusieurs mois, le président de la République a clairement fait de l'éducation l'une de ses priorités nationales. À Carthage, les conseils des ministres consacrés au secteur se succèdent à un rythme inédit : le dernier en date, tenu le 4 août, rassemblait sept ministres directement concernés. Ce n'était qu'un épisode de plus dans une longue série de réunions où Kaïs Saïed a placé la réforme éducative au cœur de l'action gouvernementale. À chaque fois, le chef de l'Etat insiste : il ne s'agit pas de retouches techniques, mais d'une refondation globale, qui doit embrasser toutes les étapes de l'enseignement et se construire autour d'une vision nationale cohérente. « Ce n'est pas un hasard si la Constitution a consacré la création du Conseil supérieur de l'Education et de l'Enseignement », martèle-t-il régulièrement, rappelant qu'un peuple privé d'un système éducatif équitable et structuré n'a pas d'avenir. Pour donner corps à ce chantier, Kaïs Saïed s'appuie sur le Conseil supérieur de l'éducation, inscrit dans la Constitution du 25 juillet 2022 et désormais doté d'un cadre légal à travers deux décrets publiés en 2024 et 2025. Cet organe doit produire des avis obligatoires sur toutes les politiques éducatives, du primaire au supérieur, mais aussi s'autosaisir de toute question stratégique et publier un rapport annuel adressé aux institutions de l'Etat. Le 11 août, le président a encore donné un signal fort en effectuant une visite surprise au futur siège du Conseil. Constatant l'état délabré des lieux, il a demandé l'accélération des travaux et s'est livré à un geste hautement symbolique : enlever un drapeau fripé pour en installer un neuf. Comme pour rappeler que cette institution, encore embryonnaire, doit rapidement devenir l'outil opérationnel de la refondation éducative qu'il appelle de ses vœux.
Les députés s'invitent dans le débat C'est dans ce contexte qu'une poignée de députés a décidé de s'arroger un rôle qui, en principe, revient au futur Conseil. Treize députés, menés par Rym Sghaier, ont déposé le 15 juillet dernier, une proposition de loi plafonnant la durée des cours à cinq heures par jour, soit 25 heures hebdomadaires. La proposition a été transférée par le bureau de l'assemblée, en 24h, à la commission de l'éducation. L'élue de Menzel Bouzelfa–El Mida défend un projet censé alléger la journée scolaire, rationaliser le temps d'étude et libérer des plages horaires pour des activités extrascolaires. « L'élève reste à l'école de 8h à 18h ! De quelle productivité veut-on parler ? », plaide la députée dans une interview donnée ce matin à Mosaïque FM. Le texte, qui comprend sept articles, prévoit en effet une deuxième séance consacrée aux activités sportives, culturelles ou artistiques. L'intention n'est pas dénuée de sens. Comparée aux standards internationaux, elle est même plutôt réaliste. En consultant ce qui est pratiqué ailleurs, dans différents pays, on constate que les élèves français du primaire suivent 24 heures de cours hebdomadaires, leurs homologues allemands environ 20, les collégiens coréens 24,7 et les collégiens chinois 25,5. La barre des 25 heures proposée par les députés tunisiens s'inscrit donc pleinement dans la norme mondiale.
Entre réalisme pédagogique et irréalisme pratique Sur le plan pédagogique, la proposition parlementaire ne manque pas de cohérence. Limiter le temps de cours à cinq heures par jour correspond aux standards internationaux et répond à une critique largement partagée : la surcharge horaire des élèves tunisiens, contraints parfois à des journées interminables, avec des trajets compliqués et un rendement décroissant au fil des heures. Rym Sghaier et ses collègues touchent donc un point sensible : plus d'heures ne signifie pas forcément plus d'apprentissage. Un enseignement concentré, allégé et mieux organisé pourrait, en théorie, favoriser la productivité scolaire. Mais si le principe paraît défendable, son application pose de lourdes difficultés. Le premier obstacle est institutionnel. Le Conseil supérieur de l'éducation a été conçu précisément pour définir ce type de politiques : horaires, programmes, organisation générale du temps scolaire. En s'emparant de cette question par la voie législative, les députés court-circuitent un organe constitutionnel voulu par le président, encore en gestation mais destiné à être l'instance de référence. Le risque est double : créer une confusion des rôles et affaiblir d'emblée une institution que l'exécutif tente laborieusement de mettre sur pied. Le deuxième obstacle est matériel. La proposition prévoit des activités extrascolaires en complément des cinq heures de cours. Or, le ministère de l'Education ne dispose ni de la logistique ni des ressources humaines pour encadrer de tels programmes. Beaucoup d'écoles sont déjà incapables de fournir des conditions décentes d'enseignement durant les heures classiques : classes surchargées, bâtiments vétustes, manque criant d'enseignants titulaires. Imaginer que les établissements puissent prolonger la journée scolaire par du sport, de la culture ou des ateliers artistiques relève, dans l'état actuel des choses, de l'incantation.
Qui va payer ? Enfin, le projet ne dit rien du financement. Qui paiera pour ces activités supplémentaires ? Les collectivités locales, elles-mêmes en difficulté, sont citées dans le texte mais ne disposent pas des moyens pour assumer une telle charge. Faute de budget, la mesure risquerait d'accentuer les inégalités : les établissements mieux situés pourraient trouver des ressources, quand d'autres, notamment en zones rurales, resteraient incapables d'offrir la moindre activité extrascolaire. L'égalité sociale, brandie comme un objectif, pourrait alors se transformer en son contraire. En résumé, la proposition parlementaire se tient sur le papier — réaliste dans sa logique pédagogique, mais déconnectée des réalités administratives et financières du pays. Elle illustre parfaitement cette contradiction : un Parlement qui entend réformer l'école par une loi ponctuelle, sans mesurer ni les compétences qui lui reviennent, ni les moyens réels dont dispose l'Etat.
Une réforme brouillée dès son lancement Au lieu d'accompagner la stratégie présidentielle, les députés (théoriquement du même bord politique que Kaïs Saïed) choisissent de la parasiter. Leur proposition ne remet pas en cause la pertinence des 25 heures hebdomadaires, mais elle piétine le processus institutionnel voulu par Kaïs Saïed. Elle s'attaque aux prérogatives mêmes du Conseil supérieur de l'éducation, pourtant conçu pour trancher ce type de questions. Résultat : avant même que cette instance n'entre en fonction, son autorité est sapée par ceux qui devraient la renforcer. Ainsi, la réforme éducative se trouve brouillée dès son lancement. L'exécutif proclame une vision, l'administration traîne des pieds, et le législatif brouille les cartes. Dans ce désordre, l'école tunisienne reste la grande sacrifiée, otage d'un système où chacun prétend incarner la réforme mais où, en réalité, la stratégie nationale est constamment parasitée — parfois par ses propres promoteurs.