Annoncée comme exceptionnelle, la saison oléicole 2024-2025 s'est soldée par un résultat médiocre : à peine 236.000 tonnes d'huile d'olive produites, loin des 340.000 promises. Derrière ce revers, la politisation du secteur et le harcèlement de ses principaux acteurs : arrestation d'Abdelaziz Makhloufi, fuite d'Adel Ben Romdhane, emprisonnement de l'ancien ministre Samir Taïeb et limogeage du PDG de l'ONH. Le secteur paie le prix fort de l'ingérence politique. L'or vert tunisien vit une saison amère. En octobre 2024, l'Office national de l'huile promettait monts et merveilles : grâce aux pluies, la Tunisie devait produire 340.000 tonnes d'huile d'olive, soit une hausse de 55 % par rapport à l'année précédente. Une abondance comparable aux grandes saisons historiques, loin des 220.000 tonnes initialement prévues pour la même saison. Dix mois plus tard, l'heure du bilan a un goût amer. Vendredi dernier, 22 août, le ministère de l'Agriculture annonçait 239.000 tonnes, soit une hausse de 35 % par rapport à la même période l'an passé. L'Observatoire national de l'agriculture (Onagri), fidèle à sa mission statistique, publie des données précises : 236.900 tonnes et une hausse de 36,2 % par rapport à la saison précédente. Le ministère, lui, préfère arrondir et ajouter quelques tonnes : 239.000 tonnes au lieu de 236.900. Sur le papier, la différence est minime, à peine deux mille tonnes, mais elle en dit long. L'Onagri compte, le ministère communique. Là où les techniciens s'en tiennent aux chiffres bruts, les responsables politiques choisissent les arrondis qui sonnent mieux et passent plus facilement dans un communiqué officiel. Car entre « 35 % » et « 36,2 % », le premier chiffre est plus simple, plus lisible et surtout plus vendeur. Sauf que derrière cette simplification se cache une autre vérité : le ministère joue à enjoliver une réalité qui n'a rien de triomphale. Car au-delà des virgules et des arrondis, le décalage le plus criant reste celui entre les 340.000 tonnes promises au début de la saison et les 236.900 tonnes réellement produites. Ce grand écart, lui, ne peut pas être maquillé par une simple pirouette de communication.
Une huile sociale à 12,5 dinars qui déstabilise le marché Mais les écarts entre prévisions et résultats ne sont pas le seul sujet de malaise. La gestion de la consommation locale a, elle aussi, ajouté sa part de confusion et de tensions. En début de saison, les autorités avaient promis que 10 % de la récolte seraient réservés au marché tunisien à prix préférentiel. Dans les faits, seuls 10.000 tonnes – moins de 5 % – ont été mises en vente à 12,5 dinars le litre. « Quand on a entendu ça, on s'est dit qu'ils allaient brader notre huile et nous obliger à vendre à perte. Qui accepterait cela ? », confie, amer, un agriculteur de Sfax qui préfère garder l'anonymat. Cette annonce a suffi à semer la panique : producteurs et exportateurs ont suspendu leurs engagements, craignant une spirale à la baisse et un marché totalement faussé. Un autre agriculteur, de Thala, met en cause les prévisions gonflées de 340.000 tonnes annoncées en octobre. « Quand on nous dit que la production sera énorme, on se dit qu'on n'arrivera jamais à écouler nos olives. Alors on accepte de vendre à bas prix, de peur de rester avec la marchandise sur les bras. Si les prévisions avaient été conformes à la réalité, les prix auraient pu tenir et nous permettre de respirer », déplore-t-il.
Plus d'huile produite, mais moins d'argent gagné Le paradoxe est cruel. La Tunisie a produit plus d'huile que l'an dernier (+36,2 %), mais elle a encaissé beaucoup moins. Les recettes sont passées de 4.622 millions de dinars en 2023/2024 à 3.190 millions pour la saison en cours, soit une chute vertigineuse de 31 %. Certes, la baisse des cours internationaux explique une partie de cette dégringolade. Mais ce n'est pas tout. La communication gouvernementale, tantôt triomphante, tantôt brouillonne, a contribué à plomber la confiance. En annonçant d'un côté une production record de 340.000 tonnes, et de l'autre une huile bradée à 12,5 dinars pour le marché local, les autorités ont semé le doute et accentué la pression à la baisse sur les prix. Résultat : une croissance de la production qui aurait dû profiter au pays s'est transformée en désastre financier.
Les barons qui faisaient tourner la machine Le plus grand choc de la saison oléicole est cependant judiciaire avec l'arrestation, en novembre 2024, d'Abdelaziz Makhloufi, PDG du groupe CHO. Premier exportateur du pays, il représentait à lui seul entre 40 et 60 % des exportations nationales. Son rôle allait bien au-delà du commerce : en fédérant des milliers d'agriculteurs et en garantissant des financements bancaires, il assurait la fluidité de toute la chaîne oléicole. Sa mise en détention a paralysé le secteur. Presque au même moment, Adel Ben Romdhane, autre pilier du secteur, a pris la fuite vers l'Espagne. Connu pour son modèle consistant à décrocher des contrats à l'international avant de collecter l'huile, il avait généré des revenus records, achetant parfois à plus de trente dinars le kilo. Sa déroute laisse derrière lui 500 millions de dettes et plus de 300 huileries au bord de la faillite. L'absence de ces deux figures a laissé un vide immense. Les agriculteurs, privés de leurs principaux acheteurs, se retrouvent sans débouchés. Les banques, largement exposées, resserrent le crédit. Le marché, jadis structuré par ces barons, s'est disloqué. Il est évident que si ces deux acteurs étaient présents que la Tunisie aurait pu atteindre les 340.000 tonnes prévisionnels. Le séisme judiciaire ne s'est pas arrêté aux exportateurs. L'ancien ministre de l'Agriculture Samir Taïeb a été arrêté dans la foulée, mêlant davantage le dossier aux règlements de comptes politiques. Et comme pour parachever la confusion, le PDG de l'Office national de l'huile a été limogé en mars dernier, alors même que l'institution était censée réguler le marché. Déjà exsangue financièrement, l'ONH n'avait ni la capacité d'achat ni de stockage suffisante pour absorber les surplus. Son directeur sacrifié est devenu un bouc émissaire commode, mais la crise structurelle reste entière.
Une abondance transformée en insuccès En novembre dernier, Business News écrivait déjà que la saison risquait de tourner à la catastrophe malgré des conditions climatiques favorables. En décembre, nous rapportions la suspension de la récolte et le chaos dans les campagnes. Aujourd'hui, les chiffres officiels confirment ce désastre. Les recettes chutent de 31 %, l'huile est bradée à 12,5 dinars en Tunisie, pendant que l'Italie et l'Espagne raflent les volumes en vrac pour les revendre sous leurs propres marques. L'Etat fanfaronne avec une hausse de 35 %. Mais les faits sont têtus : la Tunisie a perdu plus de 100.000 tonnes entre les prévisions et la récolte finale, et reste très loin des 400.000 tonnes de 2019-2020. Ce qui devait être une saison faste s'est transformé en flop. En brisant l'équilibre fragile du secteur par une communication populiste et des arrestations spectaculaires, l'Etat a sapé la confiance de tous les acteurs : agriculteurs, exportateurs, banques et marchés étrangers. L'huile d'olive tunisienne est bien plus qu'un produit agricole : c'est l'un des piliers de notre économie et de notre identité. Encore faut-il la traiter comme telle, et non comme un instrument de propagande.