La tribune de Hélé Béji, publiée, lundi 1er septembre 2025, dans L'Obs, a suscité un flot de réactions. Intitulée « La condamnation de Rached Ghannouchi à quarante ans de prison montre à quel point cet Etat est devenu une dictature », elle y présente l'ancien leader islamiste comme un incompris, « l'une des figures les plus augustes de ce pacifisme révolutionnaire », et affirme qu'il aurait joué un rôle méconnu. Selon elle, Rached Ghannouchi ne serait plus islamiste mais seulement conservateur. Elle souligne qu'il aurait supprimé la charia de la Constitution et placé les droits humains au-dessus des dogmes religieux. À lire cet article, on a presque l'impression d'avoir affaire à un autre homme. Si certaines observations peuvent se défendre, les contre-vérités, elles, sont nombreuses.
Une arrestation qui révèle l'autoritarisme du régime Âgé de 84 ans, Rached Ghannouchi a été arrêté, emprisonné et condamné dans des conditions qui ne laissent plus aucun doute sur le caractère autoritaire du régime actuel. En plein mois de ramadan, alors qu'il s'apprêtait à rompre le jeûne en famille, il a été emmené de force, sans explication sur les motifs de son arrestation ni indication sur sa destination. Il a ensuite passé de longs mois en prison sans procès, avant d'être condamné dans plusieurs affaires distinctes. Aujourd'hui, il cumule quarante ans de prison et plusieurs amendes : Instalingo (22 ans), complot (quatorze ans), lobbying (trois ans) et « affaire du Taghout » (quinze mois). Il est donc totalement faux de dire – ou de laisser entendre – que ces quarante ans seraient uniquement liés à une « affaire de complot terroriste » à cause d'une réunion où il aurait tenu un discours pacifiste défendant l'Etat civil. Certaines de ces condamnations sont clairement politiques, visant l'homme en tant que leader du principal parti d'opposition au processus du 25 juillet. Mais cela ne signifie pas pour autant que toutes les charges doivent être rejetées en bloc ou que tous les accusés doivent être blanchis. La grande manœuvre du pouvoir a été de mettre réels opposants et véritables coupables dans le même sac, afin de rendre l'ensemble indéfendable. Critiquer ces affaires politiques ne revient pas à dire que toutes les personnes impliquées sont innocentes ou que chaque accusation est dénuée de fondement.
Les zones d'ombre du passé Un exemple illustre bien cette complexité : l'affaire du Taghout. Rached Ghannouchi a bel et bien été condamné pour apologie du terrorisme et appel à la haine. Mais cette affaire n'est qu'une goutte d'eau dans l'océan des dérives accumulées par Rached Ghannouchi et les islamistes sous son autorité pendant des années. C'est sous le règne d'Ennahdha que des assassinats politiques ont secoué la Tunisie : Chokri Belaïd, Mohamed Brahmi, Lotfi Nagdh ont été exécutés en pleine rue. Des soldats ont été tués par des groupes terroristes retranchés dans les montagnes, profitant de l'impunité accordée par le régime islamiste – et non « conservateur » – de l'époque. Les discours de haine et les tensions communautaires ont profondément marqué cette période. Le Parlement est devenu le théâtre des bas calculs politiques vers l'obtention de plus de pouvoirs et d'avantages. Faut-il aujourd'hui effacer tout cela de nos mémoires ?
Libertés publiques : un double discours En 2018, à l'occasion du 13 août, feu Béji Caïd Essebsi, alors président de la République, avait tendu une main à Ghannouchi au sujet de l'égalité successorale. Une commission avait été créée, des recherches menées et un projet de loi rédigé. Mais ce texte n'a jamais abouti : le parlement dominé par Ennahdha l'a rejeté. La Choura du parti avait alors tranché : ce projet « contredisait l'enseignement religieux » et le parti « s'opposerait à toute loi allant à l'encontre du Coran».
Le parti islamiste dirigé par Ghannouchi portait un projet rétrograde, menaçant des libertés pourtant solidement établies. Qui peut aujourd'hui vanter un personnage prétendument si attaché aux droits de l'homme ? Qui oserait affirmer qu'il n'était pas un islamiste convaincu, mais simplement un conservateur ?
Mémoire courte et brouillage des repères Qualifier le régime actuel d'autoritaire, dénoncer ses dérives dictatoriales est légitime. Mais cela ne doit pas conduire à effacer l'histoire et à enjoliver la période qui a préparé le chaos que nous vivons. Le coup de force de Kaïs Saïed ne s'est pas produit dans un climat apaisé, où des opposants idéalistes débattaient paisiblement de l'Etat civil. Il a germé dans un contexte de terrorisme, de crise économique et de délitement politique. Il a été précédé d'attentats, d'assassinats politiques et de querelles parlementaires incessantes. Le régime actuel a tellement brouillé les pistes qu'il devient difficile de s'y retrouver. Certains se rassurent en pensant que « les méchants sont derrière les barreaux », parmi eux Rached Ghannouchi, islamiste notoire au double discours, dont la responsabilité dans les dérives passées reste lourde. Mais force est de reconnaître que toutes les inculpations à son encontre ne sont pas fondées. Certaines reposent sur des faits, d'autres ne sont qu'un prétexte pour alimenter l'idée que tous les acteurs de la « décennie noire » doivent payer. Ce flou artistique sert le pouvoir : il permet de justifier sa guerre sans nuance contre ses opposants et ouvre la voie à des aberrations, comme présenter Ghannouchi en « pacifiste auguste », victime immaculée. Qu'il ait été maltraité et en partie injustement condamné, oui. Mais l'imaginer en colombe blanche n'ayant prôné que paix et liberté relève du mensonge.
Une responsabilité partagée Rached Ghannouchi n'est pourtant que la partie émergée de l'iceberg. Il est facile d'en faire le bouc émissaire. Mais les modernistes ne sont pas innocents non plus. Ceux qui se croyaient au-dessus de la mêlée, méprisant l'islam politique tout en lui tendant la main par calcul, ont contribué à ce fiasco. Contrairement aux islamistes, porteurs d'un projet structuré et d'une stratégie à long terme, les modernistes ont improvisé, tenté de s'adapter, puis tout saboté. Humiliées par l'ascension des islamistes, ces élites autoproclamées « progressistes » ont refusé d'assumer une démocratie qui ne leur convenait pas, préférant la miner de l'intérieur. En ouvrant la voie au retour de l'arbitraire et des emprisonnements politiques, elles ont précipité l'effondrement du système. Le peuple, épuisé et peu préparé à la liberté, a fini par accueillir avec résignation – parfois même avec soulagement – la dérive autoritaire du 25 juillet 2021. Et c'est sur ce point où je rejoins la suite du raisonnement de Mme Béji.
L'histoire qui a mené au coup de force de Kaïs Saïed et à son régime jusqu'au-boutiste est bien plus complexe. Il faudra des années pour en comprendre toutes les ramifications. Mais une chose est sûre : blanchir certains ou occulter les fautes des autres, c'est préparer la répétition des mêmes erreurs...