Le 2 septembre, près du Vieux-Port de Marseille, Abdelkader Dhibi – Allah Yarhmou –, Tunisien de 35 ans, installé légalement en France depuis 2019, a été abattu par la police après avoir blessé cinq personnes à l'arme blanche. Le drame aurait pu rester un fait divers tragique, mais il s'est vite transformé en champ de bataille politique et médiatique, de part et d'autre de la Méditerranée. Tout commence par une dispute. Abdelkader, en détresse psychologique, se saisit de deux couteaux et blesse plusieurs personnes avant d'être pris en chasse. Les policiers, appelés en renfort, tirent à balles réelles et l'abattent sur place. Pourquoi ne pas l'avoir immobilisé, alors qu'il ne portait pas d'arme à feu ? La question reste suspendue, douloureuse. À Tunis, dans le quartier Ezzouhour où vit sa famille, l'émotion se mêle à la colère : on parle de meurtre raciste, on réclame vérité et justice.
Quand le drame vire à l'arène politique Très vite, deux récits antagonistes s'entrechoquent. En Tunisie, sa mort est lue à travers le prisme de la dignité nationale bafouée, une blessure collective ravivée par des décennies de mépris colonial et d'injustices migratoires. En France, certains médias et responsables politiques, surtout à droite et à l'extrême droite, s'en emparent pour alimenter la peur de l'étranger, réduisant Abdelkader à un « migrant violent ». D'un côté comme de l'autre, la politique écrase l'humain. Pourtant, Abdelkader Dhibi n'était pas un terroriste. C'était un homme en souffrance. Le parquet de Marseille a parlé de troubles psychiatriques et d'addictions, écartant la piste terroriste. Son geste désespéré reflète la fragilité de vies suspendues entre deux mondes : celui d'un pays quitté avec l'espoir d'un avenir meilleur, et celui d'une société d'accueil qui n'offre ni écoute ni accompagnement. Il y a dans ce drame quelque chose de plus profond qu'un fait divers : le miroir brisé de nos sociétés incapables de protéger les plus vulnérables. L'immigration, trop souvent réduite à des chiffres et à des slogans, est une réalité charnelle, douloureuse, faite de solitudes, d'angoisses et parfois de dérives. Derrière chaque migrant, il y a une histoire, une mémoire, une souffrance. Abdelkader est devenu malgré lui un symbole de ce que la droite et l'extrême droite prônent : un migrant doit être en bonne santé et effacé, sinon il n'a pas sa place.
Une responsabilité partagée des deux rives La France, comme la Tunisie, porte ici une responsabilité. La première parce qu'elle n'a pas su tendre la main à un homme en détresse. La seconde parce qu'elle transforme trop vite ses enfants perdus en martyrs instrumentalisés, au lieu d'interroger ses propres manquements dans l'accompagnement de sa diaspora. Dans les deux cas, la politique déshumanise. Abdelkader Dhibi aurait pu être aidé, accompagné, soigné. Au lieu de cela, il est mort seul, au coin d'une rue marseillaise, entre le bruit des sirènes et l'écho des coups de feu. Ni la Tunisie ni la France ne lui sont venues en aide. Son nom s'ajoute à une longue liste d'anonymes dont la trajectoire s'achève dans l'indifférence ou l'instrumentalisation. Mais il ne doit pas être réduit à cela. Il portait en lui des rêves et des fragilités, comme chacun de nous. Son histoire nous rappelle une évidence trop souvent oubliée : l'intégration que l'on présente comme la solution miracle ne se décrète pas par circulaire, elle se construit par l'accueil, l'accompagnement, le soin, la reconnaissance. Elle suppose d'investir dans l'éducation, le soutien psychologique, la formation, le logement. Elle exige de traiter chaque migrant non comme un « dossier » mais comme une vie, fragile et précieuse. L'immigration n'est pas une menace, elle est une donnée humaine immémoriale. Depuis Homo sapiens, l'humanité n'a cessé de migrer, de chercher ailleurs un avenir meilleur. Nous pouvons continuer à ériger des murs et à fabriquer des discours de haine. Mais tant que nous oublierons l'essentiel – l'homme avant l'étiquette –, nous répéterons les mêmes drames. Le 2 septembre à Marseille, ce n'est pas seulement un homme qui est tombé. C'est un pan de notre humanité commune qui s'est effondré. Et si ce drame devait servir à quelque chose, ce serait à nous rappeler que la dignité des plus fragiles doit primer sur les calculs politiciens. Car c'est à cette aune, et à cette aune seulement, que se mesure la grandeur d'une société.