Comment vit un pays ? Une question simpliste qui n'habite que les âmes désœuvrées ? Peut-être ! Mais pour clarifier un peu plus la question, disons comment vit un pays quand rien ne s'y passe ou presque. C'est le cas de la Tunisie depuis quelque temps. Le pire n'est pas l'absence ou la rareté des événements qui viennent remuer la place et les esprits, mais l'absence de réaction, la léthargie qui s'est emparée des corps et des têtes, qui fait que nous nous accommodons du calme plat et nous normalisons avec le néant.
Un pays qui survit malgré tout Disons-le d'emblée, un pays ne meurt jamais, même quand rien, ou rien de bon, ne s'y passe. Il continue de résister. Il vivote et survit à tous les épisodes les plus dramatiques et à toutes les périodes les plus difficiles. Il n'y a qu'à voir les centaines de milliers de bons citoyens qui quittent leurs lits tous les jours, aux premières lueurs du matin, pour garantir le minimum de moyens de survie pour eux et leurs familles. Il n'y a qu'à voir les bousculades dans les transports publics, les files interminables dans les hôpitaux, les bureaux de poste et les administrations. Il n'y a qu'à voir les chauffards qui passent en trombe vers une destination qui n'a aucune urgence, les fidèles amassés dans les mosquées, les habitués entassés autour des zincs des bars tumultueux, les fêtards qui claquent l'argent mal acquis dans des boîtes de nuit malfamées. Tous cherchent à noyer la misère de leur existence. Mais faute de trouver leur propre épanouissement, ils contribuent tous, à leur manière, à maintenir le pays dans un état de survivance et l'empêchent de sombrer. Alors comment faire pour hisser le pays de cet état de survivance vers un état d'épanouissement collectif ? Un pays où il fait bon vivre, qui vit ses problèmes mais qui cherche à les résoudre ? Un pays aimant qui regroupe tous ses habitants dans la diversité et la différence, mais unis autour du même drapeau ? Bref, comment faire pour vivre dans la Tunisie que nous aimons, que nos martyrs ont chérie et que nous avons puérilement rêvée après le 14 janvier 2011.
Quand le rêve tunisien se heurte au pouvoir solitaire Seulement, cette belle image de la Tunisie que nous portons tous dans nos cœurs est-elle possible quand le pays est dirigé par une seule personne qui décide de tout, toute seule ? Une personne qui tait ses intentions, ne discute pas ses projets, ne dévoile pas ses plans et qui annonce ses décisions tard dans la nuit alors que les Tunisiens se trouvent déjà dans leurs lits ? Une telle Tunisie est-elle objectivement envisageable quand l'expression est bâillonnée, la presse muselée, la vie politique en panne, les dirigeants politiques en prison avec de lourdes peines et des accusations loufoques, les libertés publiques et individuelles sous scellés et les acteurs de la société civile comme les syndicats totalement ignorés ? Cette Tunisie rêvée est-elle possible quand le pouvoir refuse de mettre en place la Cour constitutionnelle, quand le parlement mal élu se complaît dans son rôle de chambre d'enregistrement et que tous les contre-pouvoirs sont mis en quarantaine ? Cette Tunisie de plus en plus lointaine est-elle encore plausible quand l'économie est à l'arrêt, quand le chômage grimpe, quand l'inflation galope, quand tous les indicateurs sont au rouge et que nos jeunes élites s'expatrient ?
Malgré ce diagnostic lugubre qui n'a rien d'excessif ou de subversif parce qu'il est le fidèle reflet de notre réalité, une autre Tunisie comme nous l'aimons et comme nous la rêvons est encore possible. Alors retroussons tous nos manches et ne soyons pas avares d'effort. Les Tunisiens n'ont rien à perdre que leur misère. Ils ont un beau pays à reconquérir.