La colère du président de la République lors de son intervention de treize minutes au conseil des ministres, jeudi 18 septembre, a déclenché une avalanche de réactions dans les milieux politiques tunisiens. Bien qu'on soit habitué aux sorties colériques de Kaïs Saïed et à ses accusations tous azimuts contre des lobbys mystérieux et un « Autre » jamais identifié, celle de jeudi dernier est un cran au-dessus. « Le refrain commence à ressembler à un cri de panique », a commenté Ikhlas Latif dans sa chronique hebdomadaire de vendredi. « Le courant ne passe plus », a ajouté Maya Bouallégui dans celle de samedi. Malgré quatre ans de pouvoir absolu, Kaïs Saïed n'a toujours pas réussi à rassurer la population ni à offrir l'essor tant promis. À chaque échec, il trouve un bouc émissaire : spéculateurs cupides, hommes d'affaires corrompus, politiciens, journalistes ou ONG financées de l'étranger. Après avoir mis les uns en prison et poussé les autres vers l'exil, il accuse désormais les fonctionnaires de bloquer ses réformes. Diplômes falsifiés, concussion, collusion avec les lobbys : les charges pleuvent, suivies d'arrestations. Les remaniements se succèdent et le chef de l'Etat a déjà épuisé quatre chefs de gouvernement depuis son putsch. Que lui reste-t-il encore à explorer ?
La tentation du militaire Pour plusieurs de ses partisans, la solution ultime est toute trouvée. Ces dernières semaines, et plus encore ces dernières 72 heures, les appels se multiplient pour qu'il nomme Mustapha Ferjani au poste de chef du gouvernement. Général de corps d'armée et médecin reconnu par ses pairs, M. Ferjani a, certes, un parcours brillant. Mais il porte un titre doublement dangereux : il est militaire. Avec l'armée, on sait quand elle entre au pouvoir, jamais quand elle en sort. « Le militaire est un excellent serviteur, mais un dangereux maître », rappelait Georges Clemenceau. Cette paraphrase de George Clemenceau résume la pensée républicaine de l'ancien président français. Il défendait farouchement la primauté du pouvoir civil sur l'armée, notamment pendant l'Affaire Dreyfus et, plus tard, lorsqu'il était président du Conseil de 1917 à 1920.
Une règle d'or depuis Bourguiba Depuis l'indépendance, l'armée tunisienne a toujours été tenue à l'écart des affaires politiques. Bourguiba en a fait une règle d'or, scrupuleusement respectée par Ben Ali, la troïka et Béji Caïd Essebsi. Tous mesuraient le danger du mélange militaire-civil. Les exemples étrangers sont légion : Cambodge, Myanmar, Thaïlande, Amérique latine, Afrique subsaharienne et, plus proche de nous, l'Egypte, la Libye ou l'Algérie. Ce n'est pas un hasard si les pays développés ne placent pas des militaires à leur tête. Même la France, avec Charles de Gaulle, en a gardé un souvenir douloureux : Mai 68 reste dans les mémoires. Le schéma est toujours le même. Les militaires arrivent avec la promesse de rétablir l'ordre, de sauver la nation, d'organiser une transition. Ils s'installent provisoirement, disent-ils. Puis, au nom de la stabilité, ils repoussent les élections, contrôlent la presse, neutralisent les partis et finissent par verrouiller le pouvoir. La logique de l'armée – hiérarchie, obéissance, secret – est incompatible avec celle de la démocratie, qui repose sur le débat, le contrôle et le pluralisme. Même lorsque des généraux se retirent officiellement, ils laissent derrière eux un Etat affaibli, des institutions dépendantes et une économie sinistrée. C'est précisément pour éviter ce piège que la Tunisie a toujours cantonné ses forces armées à un rôle de défense nationale. Rompre avec cette règle d'or reviendrait à franchir une ligne rouge dont on connaît d'avance le prix : perte de libertés, dérive autoritaire, instabilité chronique. L'histoire récente montre qu'une armée qui entre en politique n'en ressort jamais indemne… et un pays non plus.
Une institution à préserver Si l'idée de nommer un militaire à la Kasbah séduit plusieurs partisans de Kaïs Saïed, elle mettrait en péril l'un des derniers piliers de confiance dans le pays. Depuis plus de quinze ans, tous les sondages placent l'armée tunisienne au sommet de l'estime citoyenne. Quand les partis, les politiciens, les syndicats, la police ou les médias se disputent les dernières places, l'armée conserve une cote intacte. Cette popularité ne doit rien au hasard : elle s'est construite sur une distance volontaire vis-à-vis de la politique, une neutralité jalousement protégée et une discipline institutionnelle qui la tient à l'écart des querelles partisanes.
Rompre cet équilibre reviendrait à la tirer dans la boue. Un militaire nommé chef de gouvernement, qu'il s'agisse de Mustapha Ferjani ou d'un autre, serait inévitablement confronté à l'impopularité des décisions économiques, à l'usure du pouvoir, aux intrigues de la scène politique. Et dans l'opinion publique, il ne serait pas perçu comme un simple individu, mais comme le représentant de toute l'institution. Chaque échec, chaque impopularité, chaque soupçon de corruption éclabousserait l'armée entière. Cette dérive serait d'autant plus dangereuse que l'armée reste, pour beaucoup, le dernier rempart symbolique d'un Etat qui vacille. La salir, c'est priver le pays de l'une de ses rares institutions capables de fédérer et de protéger. Impliquer un militaire dans la bataille de la Kasbah, c'est risquer de transformer une force de défense en cible politique. Et une fois cette frontière franchie, il n'y a pas de retour en arrière : l'armée ne serait plus perçue comme garante de la nation, mais comme un acteur parmi d'autres, soumis aux mêmes critiques, aux mêmes soupçons, et finalement aux mêmes rancunes que le reste de la classe dirigeante.
Des visions inapplicables Avec Kaïs Saïed, la justice et les libertés connaissent déjà leurs pires heures. Ce n'est certainement pas un militaire qui viendrait améliorer la situation, bien au contraire. Le président ne cherche d'ailleurs pas un décideur, mais un exécutant. Le militaire qu'il nommerait devrait appliquer son programme de construction chimérique, et non bâtir une stratégie nouvelle. Or ce programme est voué à l'échec, tant il est anachronique et a déjà montré ses limites partout où il a été expérimenté. Kaïs Saïed a épuisé des dizaines de ministres et refuse d'admettre que le problème n'est pas dans les hommes, mais en son projet. Il s'accroche à des théories économiques farfelues, croit aux sociétés communautaires, méprise les contre-pouvoirs, diabolise les lobbys, rejette le FMI et nourrit un discours de lutte des classes où riches et entrepreneurs sont forcément suspects. Après avoir sacrifié tous les civils, ses partisans appellent maintenant à sacrifier l'armée. Mais le résultat serait le même : échec assuré et institution fragilisée. Car le problème de la Tunisie n'est pas un problème d'hommes. Le problème de la Tunisie est le projet anachronique de Kaïs Saïed.