Nous sommes bouleversés. Emus aux larmes. Le cœur serré. Oui, chers concitoyens, notre souveraineté — ce trésor national, ce joyau inestimable — a été piétinée, bafouée, violée… et nous l'avons appris par la presse étrangère. Quelle humiliation plus grande ? Découvrir dans la bouche d'Erdogan, du roi Abdallah II ou même d'un diplomate panaméen que « la Tunisie a été attaquée »… alors que nous, modestes Tunisiens, n'avions pas encore reçu le moindre faire-part officiel. Le monde entier savait que des drones avaient frappé des navires au mouillage à Sidi Bou Saïd, à quelques encablures du palais présidentiel. Le monde entier dénonçait Israël à l'ONU. Et nous ? Nous en étions encore à débattre d'un mégot voyageur et d'un barbecue mal éteint. On nous racontait que des gilets de sauvetage ignifugés avaient pris feu par mégarde, pendant que des vidéos circulaient montrant clairement un projectile lancé depuis le ciel. Emotion, vous avez dit émotion ? La nuit suivante, bis repetita. Un second navire touché, un même mode opératoire. Fin du conte du mégot pyromane. Le ministère de l'Intérieur se fend d'un communiqué minimaliste, promettant que « tout sera révélé bientôt ». Quinze jours plus tard, rien. Silence radio. À part, bien sûr, ces pages anonymes proches des cercles du pouvoir qui, pour meubler, évoquent l'arrestation d'un Ukrainien et la saisie de drones dans une maison près de Sidi Bou Saïd.
Quand le monde dénonce, Tunis se tait Mais ailleurs, ça parle, ça condamne, ça enquête. L'Espagne a mandaté son ambassadeur pour « vérifier sur place ». Le Panama a interpellé le Conseil de sécurité de l'ONU. La Turquie, la Jordanie et même Washington ont publiquement nommé la Tunisie comme victime d'Israël. Pendant que d'autres défendent notre honneur, nous cultivons l'art souverain du mutisme. On nous répétait que « la souveraineté est sacrée », que « rien n'est au-dessus de la patrie », que « la Tunisie ne pliera jamais ». Et quand les flammes s'élèvent à deux pas du palais de Carthage, la réponse se résume à une enquête invisible et des posts Facebook moqueurs visant… les activistes pro-palestiniens. Une honte qu'aucun discours lyrique ne pourra effacer.
Il faut tout de même mesurer le contraste. En quelques jours, quatre voix internationales — Turquie, Etats-Unis, Jordanie, Panama — ont clairement affirmé qu'Israël avait frappé la Tunisie. Puis l'Espagne s'en est mêlée, menaçant de réagir à toute nouvelle action israélienne contre la flottille Al Soumoud. À Madrid, on a mobilisé la diplomatie, protégé ses ressortissants, dépêché un ambassadeur pour enquêter. À Tunis, on s'est contenté d'un communiqué laconique et d'un silence obstiné. La comparaison pique les yeux. Car si l'on reprend la rhétorique officielle — celle qui, d'ordinaire, sature les communiqués présidentiels — l'affaire aurait dû donner lieu à un sursaut national, un appel vibrant à la défense de la patrie, voire une initiative diplomatique. Mais rien. Pas un mot sur Israël. Pas même une saisine du Conseil de sécurité. On a laissé d'autres parler pour nous.
Silence stratégique ou embarras assumé ? Le plus savoureux — ou le plus affligeant — reste la première réaction officielle. Transformer un projectile lancé par drone en vulgaire mégot pyromane. L'imagination ne manque pas. Un fumeur maladroit, un briquet égaré, un barbecue de poissons trop arrosé… Bref, tout sauf une attaque. Une tentative presque comique de banaliser ce qui, aux yeux des témoins, apparaissait comme une opération ciblée. La deuxième attaque, survenue à peine 24 heures plus tard, a mis fin à cette version de fable domestique. Il a fallu reconnaître « un acte prémédité ». Mais sans plus. Pas d'accusation, pas de dénonciation, pas d'explication. Une enquête ouverte, mais jamais refermée.
Alors pourquoi ce mutisme ? Est-ce un silence stratégique ou un embarras assumé ? Les hypothèses se bousculent entre embarras diplomatique et rechignement à avouer une incapacité à intercepter des menaces. Accuser Israël frontalement ou des complicités, c'est risquer une escalade que le pouvoir tunisien ne souhaiterait pas affronter. Mieux vaudrait alors enterrer l'affaire dans les sables du silence. Admettre qu'on n'a pas su détecter, prévenir ou comprendre une attaque à quelques mètres du palais présidentiel serait avouer une vulnérabilité insoutenable. Quoi qu'il en soit, le choix du mutisme est périlleux. Car le silence ne protège pas, il nourrit les rumeurs. Et les rumeurs, elles, prospèrent toujours mieux quand l'Etat se tait.
La souveraineté par procuration Ce n'est pas la première fois qu'Israël frappe la Tunisie. En 1985, l'attaque de Hammam Chott contre le QG de l'OLP avait déclenché une réaction indignée de Bourguiba, qui avait immédiatement saisi l'ONU. La comparaison est cruelle. Imaginez Bourguiba se murant dans le silence, laissant le monde commenter pendant que Tunis se tait. Impensable. Aujourd'hui, des drones frappent à deux pas du palais, mais la seule arme dégainée est un communiqué aussi sec qu'évasif. Entre-temps, la flottille AlSoumoud a repris la mer, attaquée à plusieurs reprises, au point que l'Italie et l'Espagne ont déployé des navires militaires pour protéger le convoi. La France a dénoncé, l'ONU a appelé à une enquête, l'Europe a mis en garde contre de nouvelles violations du droit international. Et la Tunisie ? Elle attend toujours de « tout révéler bientôt ». On nous disait : « Personne n'osera porter atteinte à notre souveraineté ». Or il y a eu deux incidents, en plein port tunisien, et à ce jour, le pays ne réagit pas. Résultat : ce sont d'autres Etats qui défendent notre souveraineté à notre place. Comme si la Tunisie sous-traitait la dignité nationale à l'international. Une souveraineté par procuration, en somme. Une formule qu'on pourrait breveter : souverains dans les mots, absents dans les faits.
La Tunisie n'a pas été réduite au silence par la force des drones, mais par la faiblesse de la réaction de son propre pouvoir. Quand la souveraineté se réduit à un slogan, on peut bien répéter « nous ne plierons jamais »… la réalité, elle, se charge de démontrer le contraire.