Il y a quarante ans, jour pour le jour, le 1er octobre 1985, Israël bombardait Hammam Chott, dans la banlieue sud de Tunis. Plus de soixante morts, une centaine de blessés, des destructions massives… Quarante ans plus tard, cette attaque, qui visait le siège de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP), demeure un crime sans justice. Retour sur un épisode qui a marqué la mémoire tunisienne et continue d'interroger. Le raid, cyniquement baptisé « Opération Jambe de bois » par les autorités israéliennes, avait pour objectif de rappeler que l'OLP et son leader Yasser Arafat n'étaient en sécurité nulle part. En 1982, l'OLP avait été contrainte de quitter Beyrouth après l'invasion israélienne et les massacres de Sabra et Chatila. La Tunisie, sous la présidence d'Habib Bourguiba, avait accepté d'accueillir l'organisation et de lui offrir un nouveau quartier-général à Hammam Chott. Le prétexte avancé par Tel-Aviv, pour justifier son agression, était l'assassinat de trois civils israéliens sur un yacht au large de Chypre. L'opération avait été revendiquée par la Force 17, l'unité spéciale de l'OLP. Israël saisit alors l'occasion pour organiser un raid d'envergure contre la direction palestinienne, à plus de 3 000 kilomètres de ses bases.
Dix avions de chasse au-dessus de Tunis Le 1er octobre 1985, à l'aube, dix chasseurs F-15 Eagles et deux Boeing 707 de ravitaillement décollent d'Israël. Le plan d'opération, préparé par le commandant de l'armée de l'air Amos Lapidot et validé par le Premier ministre Shimon Peres, comprend un itinéraire hors des couloirs aériens traditionnels afin de garder l'effet de surprise. Vers 10h, le ravitaillement est effectué, probablement grâce à la base militaire américaine de Sigonella, en Sicile. Puis, à 11h, les chasseurs israéliens surgissent au-dessus de Hammam Chott et larguent leurs bombes. En quelques minutes, le quartier-général de l'OLP est réduit en cendres, les maisons voisines détruites, la plage transformée en champ de ruines. Le bilan officiel tunisien fait état de 68 morts, dont cinquante Palestiniens et 18 Tunisiens, et d'une centaine de blessés. Yasser Arafat échappe de justesse : revenu d'un voyage au Maroc, il avait été averti par ses services qu'une attaque était imminente. Il était en route vers le site quand les premières explosions retentissent.
Un pays humilié dans sa souveraineté Au-delà des pertes humaines et matérielles, le raid frappe la Tunisie dans son orgueil et sa souveraineté. Son espace aérien a été violé sans qu'aucune riposte ne soit possible. La population découvre, abasourdie, que l'armée israélienne a pu frapper au cœur du territoire national en toute impunité. La réaction populaire est immédiate. Dans tout le pays, des manifestations éclatent pour dénoncer l'agression et l'impuissance de l'Etat. À Tunis, des centaines de citoyens affluent vers l'hôpital Charles Nicolle pour donner leur sang. L'opposition, toutes tendances confondues, appelle à rompre les relations avec les Etats-Unis, accusés d'avoir facilité l'opération.
Bourguiba et la colère tunisienne Le président Habib Bourguiba, d'ordinaire diplomate prudent, convoque dès le lendemain l'ambassadeur américain et menace de rompre les relations diplomatiques avec Washington. Il faut dire que la Maison Blanche, par la voix de son porte-parole, avait immédiatement soutenu l'attaque, la qualifiant de « légitime réponse contre le terrorisme ». Cette position provoque un choc immense en Tunisie. Sous la pression des protestations tunisiennes et des condamnations internationales, les Etats-Unis finiront par rectifier leur discours, préférant ensuite s'abstenir de tout commentaire.
La condamnation de l'ONU Face à l'indignation tunisienne, appuyée par les pays arabes et une large partie de la communauté internationale, le Conseil de sécurité des Nations Unies adopte, le 3 octobre 1985, la résolution 573. Par quatorze voix pour et une abstention – celle des Etats-Unis – le texte condamne « l'agression armée » israélienne contre la Tunisie et reconnaît le droit de Tunis à des réparations. Mais la résolution reste lettre morte : aucun mécanisme de sanction n'est prévu et Israël n'est jamais inquiété. Cette abstention américaine, obtenue grâce aux menaces de rupture de Bourguiba, sera présentée comme une victoire diplomatique. En réalité, c'est une victoire amère, car Israël sort une nouvelle fois indemne de ses violations du droit international.
Le calcul israélien : une démonstration de force Pour les dirigeants israéliens de l'époque, l'opération avait un objectif clair : démontrer que l'OLP pouvait être atteinte n'importe où. Le ministre de la Défense, Yitzhak Rabin, le dira sans détour : « L'OLP n'est à l'abri nulle part. Tsahal saura toujours trouver et punir les responsables. » Ce message, adressé autant aux Palestiniens qu'aux pays arabes qui leur ouvraient leurs portes, visait aussi à renforcer la posture israélienne sur la scène internationale.
Une mémoire nationale étouffée Quarante ans plus tard, l'événement, pourtant majeur, est à peine commémoré. Hammam Chott reste un symbole de la vulnérabilité tunisienne face aux grandes puissances, mais la mémoire officielle demeure discrète, presque effacée. Dans les manuels scolaires, l'agression est à peine évoquée. Les jeunes générations connaissent mal ce drame, qui a pourtant coûté la vie à des citoyens tunisiens et marqué profondément l'histoire diplomatique du pays.
Un crime toujours impuni La résolution 573 de l'ONU est restée sans suite. Aucun responsable israélien n'a été poursuivi, aucune réparation n'a été obtenue, aucune reconnaissance n'a été accordée aux victimes. Comme souvent, le droit international est resté lettre morte. Pour certains observateurs, le fait même que les Etats-Unis n'aient pas utilisé leur veto en 1985 reste « une victoire ». Mais le peuple tunisien, lui, n'a jamais oublié l'humiliation. Hammam Chott demeure l'exemple d'une agression restée sans sanction, et d'un pays contraint de subir l'injustice internationale.
Quarante ans après : commémorer ou oublier ? Aujourd'hui, le 1er octobre 2025, cette date devrait être gravée dans la mémoire nationale. Pourtant, elle passe presque inaperçue, comme si la blessure avait été enterrée sans jamais cicatriser. À l'heure où la question palestinienne continue de hanter le Moyen-Orient, Hammam Chott rappelle que la Tunisie a payé un prix lourd pour avoir offert refuge à l'OLP. Quarante ans plus tard, la vérité est intacte : il s'agit d'un crime impuni, d'une souveraineté bafouée et d'une mémoire nationale trop souvent reléguée au silence.