L'ITA, Institut Tunisien des Administrateurs, a organisé un débat, vendredi 15 octobre 2010, sur le thème des bonnes pratiques de gouvernance des entreprises et du rôle de l'administrateur. La rencontre a été également l'occasion de signer un accord de partenariat entre l'ITA et l'IFA, Institut Français des administrateurs représenté par son président Daniel Lebègue. Slaheddinne Ladjimi, président de l'ITA, sans prendre part aux échanges, s'est contenté de jouer les maîtres de cérémonies, rôle qui lui sied à merveille quand on connaît la délicieuse aménité qui le caractérise. Pour mener les débats, deux experts de classe internationale : Daniel Lebègue et Ilyes Jouini sont intervenus devant des personnalités tunisiennes des affaires et de la banque –une présence quasi-intégralement masculine mais la parité dans l'entreprise tunisienne n'était pas le sujet du jour-. La rencontre aurait pu accoucher d'une souris comme il arrive souvent dans l'univers feutré et consensuel des réseaux d'affaires, mais c'était sans compter avec les interventions espiègles de quelques trublions qui ont mis le doigt là où il faut. Retour sur les moments forts de ce débat. Daniel Lebègue s'est chargé de poser le problème. Administrateur et financier chevronné, Directeur du Trésor, administrateur de la BNP ainsi que d'autres grandes entreprises, il a collaboré avec des structures publiques, cotées en bourse ou mêmes familiales. Mais c'est en tant que président de l'Institut Français des administrateurs qu'il a livré son propos. L'enjeu central est, selon lui, bien clair. Dans un contexte international de sortie de crise, le rôle de l'administrateur est, désormais, de mettre en place un code de gouvernance et d'assurer l'information financière et le contrôle de la prise de risque. Une gouvernance saine et efficace est devenue un critère crucial de compétitivité. Au conseil d'administration incombent, notamment, le développement d'un système de direction et de contrôle, de créer une synergie et de faire respecter la déontologie. Concrètement, le conseil d'administration est chargé de 4 missions : la stratégie, la fonction comptable et financière, la transmission et le contrôle interne. La loyauté est une valeur essentielle selon Daniel Bègue pour l'administrateur d'aujourd'hui. D'une lucidité et d'une clairvoyance implacable, M. Lebègue ne se fourvoie pas dans les limites du modèle français. Un modèle certes pragmatique et efficace en comparaison avec ceux des pays d'Europe du Sud par trop désordonnés, de l'Allemagne traditionnaliste et des Etats-Unis formalistes. Les pays scandinaves, le Canada et le Royaume-Uni restent, selon lui, les champions en la matière. Ilyes Jouini a plusieurs cordes à son arc, notamment administrateur de la BT et de Magasin Général mais pour l'occasion il a revêtu son costume d'expert indépendant et d'universitaire (vice-président de Paris Dauphine entre autres). Un type particulier d'administrateur « l'administrateur indépendant » a été la clef de voûte de son raisonnement. La multiplicité culturelle, sociale et intellectuelle serait une condition impérative à la créativité, l'innovation et la création de valeurs. L'endogamie est le plus grand péril qui guette les entreprises. Avec des administrateurs, tous issus d'HEC, Polytechnique ou de Sciences Po, possédant des intérêts croisés avec les dirigeants, les fournisseurs ou les clients, on va tout droit vers une sorte de « mamouthisation ». La tendance conclut-il est à la professionnalisation et à l'indépendance. Cela nécessitera la création de viviers de compétences ou d'une nouvelle politique d'identification des talents de tous bords (experts, chercheurs, enseignants…). Une boutade qu'il avoue simpliste mais qu'il estime reflétant la réalité : « un administrateur coûte moins cher qu'un consultant ». M. Jouini a prêché pour sa paroisse. Son intervention était dense, les enjeux théoriques ont été brillamment exposés mais le ton était peut être un peu docte, sans vraiment de points d'attache avec la réalité tunisienne. Mohamed Riahi a joué, pour le coup, le rôle de l'agitateur, de l'empêcheur de tourner en rond. Lui-même administrateur pour plusieurs sociétés, il est revenu à des considérations plus terre-à-terre, brossant un schéma très peu reluisant de « l'administrateur tunisien ». Des conseils d'administration qui durent à peine deux heures. Les administrateurs –quand ils ne font pas l'école buissonnière - s'accorderaient même le luxe de ruiner la moitié de la séance dans des ronds-de-jambes et des salamalecs interminables. Entre membres de mêmes réseaux, de la même caste, on sait se passer la pommade. Et comble de l'indécence des décisions déjà prises par les chefs d'entreprise, le conseil d'administration n'étant là que pour assurer le spectacle et avaliser les décisions des patrons sans avoir trop l'air de jouer les béni-oui-oui. Futiles mais avec la manière tout de même ! L'homme qui n'est pas connu pour mâcher ses mots, n'a pas manqué l'occasion de pourfendre le modèle français (l'ancien colon murmure-t-il malicieusement), et cette tendance à l'alignement aveugle. Un fossé en somme, entre ce qui se passe dans le monde et ce qui se fait sous nos cieux. Une tendance mondiale qui appelle à dépasser l'administrateur « dilettante » en faveur de l'administrateur professionnel contre une tradition locale magnifiquement synthétisée par Abdessatar Mabkhout. Le génie tunisien, lâche-t-il, consiste en sa capacité à gérer une entreprise cotée ou même publique comme une entreprise familiale. La messe est dite. A quoi bon alors nous seriner les idées farfelues de professionnalisation, d'indépendance, d'éthique ou d'engagement. Daniel Lebègue, plus de 40 ans d'expérience dans la comptabilité, nous avoue avoir besoin d'une remise à niveau annuelle des normes comptables internationales IFRS. Des dirigeants tunisiens qui font preuve de tant d'humilité, sont ils légion chez nous ? Daniel Lebègue estime également qu'il faudra, tôt ou tard, s'aligner sur le modèle des pays scandinaves limitant le nombre de mandats à un seul, avec un ou deux conseils annuels au maximum. Serait-il aussi simple de faire lâcher à nos dirigeants les jetons de présence qu'ils s'accordent eux-mêmes et qui s'élèvent parfois à 40 000 dinars ? Ca ne coûte rien d'espérer. L'innovation est la marotte du moment. Dans des colloques, des débats, des salons…, des ministres, des experts ou des universitaires prennent la parole pour nous convaincre de la nécessité de créer et d'innover. La compétitivité et le développement économique passent par là, semblent dire tous. L'unanimité a l'air d'être faite. Dans la réalité, des pans de notre économie sont encore gérés à la va-comme-je-te-pousse, avec parfois, il faut aussi l'avouer, de bons résultats. Faudrait il que la baraka s'enfuit pour se mettre sérieusement aux « bonnes pratiques de gouvernance des entreprises » ? Radhouane Somai