Il faut bien le reconnaître, certains syndicats savent très bien communiquer. Au point de pousser quelques médias, y compris les plus prestigieux, à adopter leur cause. C'est le cas dans l'affaire des salaires dits mirobolants de Tunisie Telecom où l'on montre dans les unes de certains quotidiens des salaires annuels à six chiffres et où l'on met en doute le mérite et les compétences de ces personnes. Qu'en est-il réellement ? C'est à la Une du dimanche du quotidien La Presse, le plus prestigieux de nos journaux francophones. C'est à la Une du samedi et du dimanche du quotidien Assabah, le plus prestigieux de nos journaux arabophones. Les salaires annuels de certaines personnes à Tunisie Telecom, l'opérateur historique tunisien, atteignent les 500.000 dinars. Un chiffre qui, présenté hors contexte, a de quoi heurter la sensibilité du citoyen lambda dont le salaire moyen annuel est cent fois moindre. Les syndicats de l'opérateur le présentent partout et sont remontés contre cette soixantaine de salariés touchant des montants qu'ils qualifient de mirobolants. Selon eux, ces salariés contractuels ne méritent aucunement ces larges rétributions. Des compétences à Tunisie Telecom, il y en a et méritent, eux aussi, de toucher de gros salaires. Sauf que voilà, il y a une grille de référence chez l'opérateur sur laquelle ils doivent s'aligner. Tout le monde n'est cependant pas logé à la même enseigne. Certains sont obligés de coller à la grille, alors que d'autres sont payés hors-grille. Soit on applique la grille à tout le monde, soit on ne l'applique pas, disent les syndicats. Soit on considère que Tunisie Telecom est un opérateur public, soit on le considère comme un opérateur privé. Socialement parlant, le sujet est délicat, car cette disparité dans les salaires a de quoi frustrer les employés de Tunisie Telecom qui font valoir une réelle compétence et des dizaines d'années d'expérience. La réalité du terrain et de la concurrence est différente cependant et les chiffres sont là. Tunisie Telecom emploie 8.000 personnes pour un parc composé de sept millions d'abonnés. La concurrente, Tunisiana, emploie 1.500 personnes pour un parc composé de cinq millions d'abonnés. La différence est nette et bien nette et ce chiffre à lui tout seul montre à quel point Tunisie Telecom a un surplus de personnel, largement supérieur à la moyenne internationale dans le secteur. Les personnes touchant des salaires importants, pour leur part, ont des compétences avérées à l'échelle internationale. Prenons le cas de cet ingénieur qui était hier cadre supérieur chez France Télécom. Il s'appelle Nizar Bouguila, il est Tunisien, trentenaire et il est venu en Tunisie lors de l'appel d'offres relatif à la cession des 35% de Tunisie Telecom. France Télécom a été alors disqualifiée, mais la haute technicité de l'ingénieur a été remarquée par le PDG de l'époque, Ahmed Mahjoub. Il a voulu le débaucher et, pour ce faire, il fallait lui payer un salaire supérieur ou équivalent à celui qu'il touchait à France Télécom. Prenons le cas de cet autre "docteur" dont la technicité est reconnue et recherchée à l'échelle internationale. Il s'appelle Fadhel Kraïem, il est Tunisien et il a travaillé à France Télécom, à Vivendi et à Maroc Télécom. C'est à ce dernier poste que Tunisie Telecom est allée le chercher et, pour ce faire, il fallait passer aux surenchères. Comme Bouguila, comme Kraïem, il en existe des dizaines de compétences que l'opérateur a cherché à ramener coûte que coûte pour pouvoir affronter la concurrence, parce qu'ils possèdent un savoir-faire que le personnel-maison ne possède pas encore vu l'évolution vertigineuse de la technologie. Et c'est valable pour l'ingénierie, le management, le commercial, le réseau, etc. On peut citer Nizar Yaïche (qui a claqué la porte au bout de quelques mois), Mousser Djerbi ou Chougui Ben Khemis. Des Tunisiens qui ont des salaires bien inférieurs à ce qu'ils auraient pu toucher s'ils étaient à Paris, à Milan ou à Dubaï. Des personnes qui ont accepté les offres moindres d'Ahmed Mahjoub, puis de Montassar Ouaïli, partant du principe qu'ils se doivent de servir le pays qui les a formés, même s'ils sont moins payés. Ils partiraient à l'étranger, ils seront récupérés immédiatement par les chasseurs de cerveaux internationaux qui leur offriraient 500.000 euros par an et non 500.000 dinars. Et s'ils valent tant, c'est que la moindre de leur décision pèse lourd dans le fonctionnement de l'entreprise. Une bonne décision fera gagner à l'opérateur des millions de dinars, une mauvaise décision en coûtera autant. Peut-on insulter l'intelligence ? Peut-on cracher sur les diplômes des plus grandes institutions universitaires internationales ? Peut-on ignorer l'expérience acquise dans les pays qui ont déjà connu la 3G et le marché où coexistent plusieurs opérateurs ? Peut-on demander à ces compétences d'émigrer de nouveau à l'étranger et de leur dire : nous n'avons pas besoin de vous, nous avons le know how ? C'est ce que disent pourtant les syndicats. CQFD. Il n'y a aucun doute que l'écrasante majorité du personnel de Tunisie Telecom est compétente et loyale. Autrement, l'opérateur aura fait banqueroute depuis des années. Il n'y a aucun doute, non plus, qu'une bonne partie des cadres a été formée dans les meilleures écoles tunisiennes. Seulement voilà, nos meilleures écoles ne valent rien devant les grandes universités européennes et américaines dans lesquelles ont été formées les compétences débauchées chez les grands opérateurs. Le classement mondial de nos universités l'atteste amplement. Si un ancien salarié titulaire de Tunisie Telecom a suffisamment de compétences pour revendiquer un salaire mensuel à cinq chiffres, pourquoi ne s'inscrirait-il pas dans les registres des grands cabinets internationaux, et continue-t-il à se suffire d'un « misérable » salaire mensuel de 1500-2000 dinars ? Pourquoi n'a-t-il pas été débauché par Orange Tunisie alors que le 3ème opérateur n'a pas hésité à le faire avec plusieurs cadres de Tunisiana ? Les syndicats disent que plusieurs parmi ces « cadres internationaux » n'ont pas donné la valeur ajoutée escomptée. Ceci est vrai et on a vu quelques cas, par le passé, tels Robert Lee ou Sami Ayoub, le dernier DGA qui a laissé la pire des impressions en dépit de son salaire vraiment mirobolant. Parmi la soixantaine de contractuels au salaire élevé, il existe certainement quelques canards boîteux. Que les syndicats, en étroite collaboration avec la direction, les identifie et les pousse dehors ! Mais de là à pousser dehors l'ensemble de ces compétences débauchées au prix fort, il y a un pas dangereux que les syndicats ont franchi. Dangereux pour l'avenir de l'opérateur, mais aussi pour l'image de la Tunisie qui a des engagements formels avec le partenaire émirati. Renier les engagements du pays avec un investisseur étranger de ce calibre (qui a injecté plus de trois milliards de dinars), c'est mettre en péril tout l'investissement étranger. Quelle garantie donnera-t-on demain aux IDE si l'Etat tunisien s'amuse à renier ses engagements suite à des pressions des syndicats ? D'autant plus que les syndicats n'ont pas à s'ingérer dans ce type de dossiers et que leur rôle premier est de défendre les travailleurs et non de les licencier. Aux dernières nouvelles, une délégation émiratie est à Tunis depuis dimanche et aura à rencontrer quelques membres du gouvernement parmi lesquels Mohamed Ghannouchi, nous dit-on. Plusieurs parmi les contractuels montrés du doigt ont par ailleurs décidé de ne plus regagner leur poste après tout ce qui s'est passé et les agressions qu'ils ont subies. Ils savent parfaitement que même s'ils obtiennent le soutien de leur direction et du gouvernement, plus rien ne pourra être comme avant et qu'il est impossible d'avoir des relations normales avec leurs « collègues ». Contrairement à ces derniers, cependant, ils savent qu'ils ne resteront pas longtemps au chômage, qu'ils obtiendront un bon dédommagement de la part de Tunisie Telecom, à leur départ, et qu'ils gagneront nettement mieux leur vie en allant proposer leurs services à un autre opérateur. Un opérateur étranger naturellement. Pourquoi en est-on arrivé là ? Il aurait pourtant suffi que les syndicats demandent une revalorisation des salariés-cadres de la maison, en fonction de leur expérience et selon la grille internationale du secteur, plutôt que de demander la peau des nouveaux ! Crédit photo : Cabu, tiré de la couverture du livre de Jean-Luc Porquet, éditions Michalon.
A lire également : Affaire Tunisie Telecom : le ministère cherche les solutions, mais les syndicats veulent le blocage ! Nizar BAHLOUL