Le mardi 2 octobre 2012, à 14h30 pour les uns, 15h pour d'autres, voire bien après pour les retardataires, la commission du Préambule et des principes généraux se réunit pour poursuivre les discussions concernant les recommandations de la Commission de coordination. Arrivée vers 15h10, Lobna Jeribi, vice-présidente, entame un long débat, en aparté, avec Sahbi Atig, président de la commission… Elle désire discuter d'un point qui avait déjà été débattu vendredi 28 septembre, lors de la précédente réunion, celui de l'inscription des droits de l'Homme dans les principes fondamentaux, dans leur aspect universel. Entre temps, Maya Jribi et Issam Chebbi font leur apparition, suivis, un peu plus tard, par Mouldi Riahi, dernier arrivé. Que s'est-il passé ? Lobna Jeribi finit par avoir gain de cause et présente sa requête. Une élue d'Ennahdha s'indigne : Pourquoi Mme Jeribi aurait-elle le droit de revenir sur un sujet clos alors que Sahbi Atig ne lui en avait pas laissé la possibilité précédemment ? La règle doit être la même pour tout le monde, s'écrie-t-elle. Sahbi Atig ne peut qu'acquiescer, Lobna Jeribi ne trouve rien à répondre à cet argument, et le président de la commission de l'inviter à présenter cette requête lors des plénières si elle le souhaite. Le reste des élus, dont Mouldi Riahi, président du groupe parlementaire d'Ettakatol et dernier arrivé, ne bronche pas. On amène à nos élus bouteilles d'eau et thé à la menthe, Sadok Chourou veut aller prier, Tahar Hmila philosophe sur l'historique de l'hymne et du drapeau national, d'aucuns se plaignent des recommandations du comité mixte et font valoir la suprématie de leur travail sur ledit comité (par orgueil, dit-on dans les coulisses du Bardo), d'autres bavardent gaiement avec leurs collègues, on supprime une virgule quelque part, on ajoute un tiret ailleurs, et la récréation est sonnée. Suite à ce « débat » qui n'en était pas réellement un, Selma Mabrouk, également élue d'Ettakatol, monte au créneau. Elle affirme, en effet, que cette réunion s'est soldée par le rejet définitif de la référence à la Déclaration universelle des droits de l'Homme (DUDH), par la commission du préambule, en dépit du fait que cette référence est présente dans la Constitution de 1959 et que le comité mixte ait explicitement recommandé cette mention. Cette version des faits a largement été reprise par Lobna Jeribi dans différents médias. Ici, quelques précisions sont nécessaires. La Constitution de 1959, amendée par l'ancien président, Ben Ali, lors du référendum de 2002, stipule que « La République Tunisienne garantit les libertés fondamentales et les droits de l'Homme dans leur acception universelle, globale, complémentaire et interdépendante », article inspiré de la « Déclaration et du Programme d'action de Vienne », au « complémentaire » près. La référence à la DUDH dans la précédente Constitution est donc une contre-vérité et l'ambiguïté a été alimentée, volontairement ou par méconnaissance, par les différents élus qui l'ont véhiculée. A présent, la réalité concernant les « recommandations » du comité mixte. Suite aux accusations de Lobna Jeribi à l'encontre des « démocrates », membres de la commission dont elle est vice-présidente et son indignation quant au fait que les recommandations du comité n'aient pas été respectées, Fadhel Moussa, élu du bloc démocratique, se justifie. « Quand le projet a été discuté au sein de la commission conjointe de coordination et de rédaction de la constitution, j'ai personnellement défendu bec et ongles avec Iyed Dahmani de la "kotla dymocratiya" le principe de la nécessité de mentionner l'universalité des droits humains et la déclaration universelle dans le préambule… Il y a eu un grand débat et finalement la mention de l'attachement à l'universalité ("al kawniya") des droits humains a été retenue par consensus. Conformément à la procédure prévue par le règlement intérieur, la recommandation aurait dû être transmise à la commission du préambule et des principes généraux qui est la seule habilitée à l'inscrire... Dont acte. Si cette commission n'en a pas tenu compte, c'est grave car cela veut dire que la troïka ne veut pas le consensus. C'est un mauvais signe pour la suite. Le combat pour la liberté et les droits humains continue ! », écrit l'élu. Plusieurs informations sont à retenir. Le comité mixte a effectivement débattu de la nécessité de mentionner la DUDH dans le préambule de la nouvelle Constitution tunisienne, mais ce qui aurait été retenu au final, n'est pas la référence à ladite Déclaration, mais « l'attachement à l'universalité ». Là où Fadhel Moussa s'égare, c'est en accusant la « troïka » de ne pas vouloir le consensus, alors même que Lobna Jeribi et Mabrouka Mbarek, respectivement élues Ettakatol et CPR, ont voté en faveur de l'inscription de l'universalité des droits de l'Homme. Là où les faits deviennent intrigants, c'est lorsque l'on se penche sur la feuille de recommandation soumise à la commission du Préambule par le comité mixte. En effet, il n'y est fait aucun état d'une quelconque universalité ou globalité des droits de l'Homme, seule une inscription lapidaire y figure : « Ajouter une référence explicite aux droits de l'Homme »… Une chronologie des faits s'impose. Dans le préambule de l'avant-projet de la Constitution, avant qu'il ne soit soumis au comité mixte, le paragraphe 3 énumère les valeurs sur lesquelles se basent les élus pour la rédaction de cette Constitution. Entre les valeurs d'un Islam modéré et l'attachement à l'identité arabo-musulmane, il y est mentionné « les valeurs humaines nobles » et « les acquis civilisationnels de l'humanité ». Les droits de l'Homme n'étaient mentionnés explicitement que dans le paragraphe suivant, en rapport avec l'exercice du pouvoir qui se doit de les respecter. A cette époque, aucun élu ne s'était élevé contre les lacunes constatées dans ce préambule, malgré les multiples mises en garde de la société civile. A la rentrée, l'avant-projet est soumis au comité mixte. Le résultat « concret » est celui de la mention lapidaire énoncée ci-dessus. Le vendredi 28 septembre, prenant connaissance de ces recommandations, la commission du préambule ne « vote » pas pour le qualificatif « universel » ou « global » apposé aux droits de l'Homme, contrairement à ce qui est inscrit dans la Constitution de 1959. Lobna Jeribi évoque, à raison, un retour en arrière. Les élus du bloc démocratique préfèreront le consensus et se suffiront de la référence aux « principes des droits de l'Homme », leur caractère universel allant de soi, selon eux… Même si les enregistrements de la commission du préambule révèlent que le mot en question n'a pas été « formellement » rejeté et qu'une ouverture reste possible. Dans les coulisses, on accuse la majorité des élus de ne pas accorder beaucoup d'importance aux débats des commissions, leur préférant les plénières et les feux des projecteurs Enfin, « l'oubli » intrigant du comité mixte. Selon différents témoignages des discussions à ce sujet (qui, rappelons-le, se déroulent à huis clos), un débat houleux s'est engagé dans le sens de l'universalité des droits de l'Homme. Fadhel Moussa affirme qu'un consensus avait été trouvé et que la recommandation « aurait dû » être transmise à la commission concernée. Or elle ne l'a pas été. Incompréhension au sein du comité, que s'est-il passé ? Vendredi dernier, personne n'était en mesure d'avancer une explication. Selon les enregistrements rapportés par différentes sources, il y a eu une cacophonie généralisée concernant un autre sujet, au moment où le consensus avait été trouvé et que « l'universalité des droits de l'Homme » allait être insérée dans les recommandations. Le sujet, selon les échos du Bardo, sera débattu de nouveau au sein du comité mixte, après que les commissions n'aient fini d'étudier les premières recommandations. Une omission « involontaire » donc, selon ces témoignages, mais qui confirme le degré d'amateurisme relevé à diverses reprises, au sein de l'Assemblée constituante.