En lisant les commentaires en réaction à mes articles, je suis saisi par un sentiment d'effroi à l'idée de constater à quel point nous souffrons du manque de culture démocratique. Je m'explique. Oui, j'étais membre du CPR. Oui j'y ai cru. Oui, j'ai défendu ce parti. Comment faire autrement quand on croit en un projet et quand on a le sens de la responsabilité et de la solidarité. Oui, je me suis trompé et il m'a fallu du temps pour perdre mes dernières illusions. Oui, j'ai toujours considéré l'autre innocent jusqu'à preuve de sa culpabilité. A l'origine, le CPR avait un projet pour le pays, articulé autour d'une idée simple : réconcilier les Tunisiens entre eux et créer les conditions politiques pour une coexistence pacifique entre les courants de pensée. L'objectif était l'introduction de la culture démocratique et sortir de la logique de confrontation. La méthode devait être le dialogue, et la recherche du consensus en composant avec l'autre. J'y ai cru comme tous ceux qui ont foi en l'humain à l'heure où la Tunisie inaugurait un nouveau chapitre de son histoire. Je croyais que nous avions tous un minimum de sens pragmatique, un minimum de sagesse, un minimum de sens de la responsabilité et un minimum de patriotisme pour faire vivre cette idée d'une Tunisie réconciliée. Hélas et mille fois hélas, je n'avais pas mesuré à quel point nous sommes égoïstes, à quel point nous sommes roublards et inconscients. A quel point nous sommes peu patriotiques. Des gens irresponsables et suicidaires capables de transformer l'or en plomb. Car au fin fond de nous, gisent tous les traumatismes de l'histoire et d'une culture de l'échec. Ce sont les ravages d'une civilisation vaincue qui ont fait de nous des êtres violents ni foi ni loi.
J'ai refusé d'admettre de telles évidences, j'ai résisté, je me suis obstiné à ne pas capituler pensant que tout de même on n'a pas le droit de descendre aussi bas. Progressivement, on déchante au fur et à mesure que les coups de butoir terminent de détruire nos dernières illusions sur le caractère profond de certains Tunisiens dès qu'ils sentent qu'il y a un enjeu.
La dérive du CPR n'est rien d'autre que le constat amer de notre sous-développement humain, de la faiblesse des Hommes et de notre échec à l'épreuve du pouvoir. Quand on fait un tel constat, il ne nous reste plus qu'à plier bagage la mort dans l'âme.
J'ai commencé par démissionner de l'ANC, j'ai refusé de faire partie du gouvernement Laârayedh. J'ai démissionné du CPR et de la présidence de la République cela fait presque trois ans – il y a prescription !- mais je ne regrette rien.
Cela m'a permis au moins, de mesurer l'ampleur des ravages de l'histoire sur les esprits faibles. Hélas, ce qui est valable pour le CPR, l'est tout autant pour la plupart des partis dans notre pays. Son état d'esprit se vérifie aujourd'hui, dans presque tous les partis où les coups bas, les combines mesquines, la violence, la haine de l'autre, l'égoïsme et le manque, voire l'absence totale de patriotisme, sont légions. Il suffit de voir ce qui se passe au sein de Nidaa et d'Ennahdha, pour ne citer qu'eux, pour comprendre à quel point le mal s'est incrusté dans les replis de nos âmes abimées.
D'aucuns diront que j'étais naïf de croire dans ce genre de projet avec ce genre de personnes. Je dirai effectivement, dans une société où les valeurs sont inversées, croire dans un projet, vouloir faire de la politique autrement, refuser de tomber dans le caniveau, sont des valeurs synonymes de naïveté et de « bisounours attitude ». Mais, accepter une telle inversion des valeurs, même si c'est un sport national, c'est accepter de vendre son âme au diable et perdre son humanité.
Parce que, la Tunisie a un sens pour moi. Parce que, je ne sais pas comment ne pas aimer ce pays. Parce que, la droiture, le respect, l'abnégation, la recherche de l'intérêt général, vouloir être utile sans être important, me hantent comme une obsession. Parce que, quand je vois un enfant sur le chemin de l'école je me sens responsable de lui et de son avenir. Parce que, je ne sais pas comment rester indifférent à son sort. Pour ces raisons et bien d'autres, je continuerai à exprimer cette rage au ventre, cette volonté de ne jamais accepter l'infamie. Idéaliste et naïf, oui je l'assume et le revendique. Entre cimes et caniveau, le choix est déjà fait. Entre moutons de Panurge et saumon, je revendique le dernier qui pour donner la vie, il doit nager à contre-courant.
* Hédi Ben Abbes est universitaire et dirigeant d'entreprise