Crise économique, prolifération du terrorisme, problèmes sociaux et querelles politiques à la tête du pouvoir, la polémique du port du niqab peut sembler totalement surfaite au vu de ce qui fait l'actualité en Tunisie. Cependant, cette question, remise récemment sur le tapis par les élus d'Al Horra, est plus que jamais d'actualité aujourd'hui et suscite moult réactions et parfois même des incompréhensions. Diversion ou réelle problématique actuelle ?
Le bloc parlementaire Al Horra a proposé, vendredi dernier, 18 mars 2016, un projet de loi interdisant le port du niqab dans les espaces publics. Dans ce projet de loi, 15 jours de prison ainsi qu'une amende de 4DT et de 800 millimes sont prévus contre ceux qui portent un habit « dissimulant le visage » dans « les espaces publics ». Par espaces publics, le texte de loi cite : les lieux ouverts au public ; les endroits accessibles librement ; les institutions, centres commerciaux et industriels ; les établissements bancaires ; les ports et terminaux de transport terrestre ; et les transports en commun. Les dépositaires de ce projet de loi invoquent des raisons sécuritaires. La multiplication des attaques terroristes, notamment celle de Ben Guerdène, justifierait selon eux que ce genre de problématiques soit de nouveau placé au centre du débat. Le député d'Al Horra, Walid Jalled, s'exprimant jeudi sur la chaîne Al Wataniya, lors de l'émission de Hamza Belloumi le 8ème jour, a affirmé que l'interdiction du port du niqab servirait à aider les forces de l'ordre dans leur traque des terroristes étant donné que « plusieurs personnes ont utilisé cet habit pour passer les frontières sans être inquiétées ». Selon le communiqué émis par Al Horra, ce projet de loi servirait à « développer un système pénal pour la lutte contre la criminalité et faciliter la détection de ses auteurs ». Il permettrait, aussi, de « renforcer la prévention contre les opérations terroristes ainsi que la préservation de la sécurité publique et des droits d'autrui » et aurait pour objectif « d'assurer la protection des enfants et des mineurs contre toutes les formes de violence, physique et mentale, et prévoit de sanctionner toute pratique contraire à ce principe ».
La présidente de l'Instance générale des martyrs et blessés de la révolution et des opérations terroristes, Majdoline Cherni, soutient la thèse de l'argument sécuritaire. Dans un post publié hier sur sa page Facebook, elle justifie le vote de cette loi par « des considérations sécuritaires » et appelle à « rester loin des surenchères » appelant tous à « faire des compromis afin de privilégier l'intérêt national ». En effet, dans sa publication, elle rappelle que le leader de l'organisation terroriste Ansar Chariaa, Abou Iyadh, a réussi à quitter la mosquée Al Fath alors qu'elle était encerclée par les forces de l'ordre, en portant le niqab. Idem pour nombreux autres terroristes, selon ses dires, qui auraient réussi à fuir les forces de l'ordre en vêtant le niqab.
Cependant, pour nombreux politiques et observateurs de la scène politique, la question de l'interdiction du port du niqab est loin d'être une priorité aujourd'hui. « Plusieurs lois sont en attente d'être votées au sein de l'ARP. Elles concernent l'investissement, la croissance, l'emploi, l'agriculture, le commerce, l'industrie… A mon avis, il est important que les élus du peuple s'intéressent à ces lois qui touchent directement la vie quotidienne du citoyen tunisien et touchent à l'économie nationale. Voter ces lois doit être la priorité absolue et on ne doit pas laisser les questions secondaires, qui n'intéressent pas le citoyen tunisien, devenir la priorité. Les récentes manifestations ont confirmé que les exigences du peuple tunisien sont l'économie et le développement, et non pas les considérations idéologiques. La Troïka nous a trainés, au cours des trois années, dans des questions idéologiques, tandis que les autres pays ont concentré leurs efforts sur l'économie et le développement ... On ne devrait pas reproduire cette erreur », avait écrit Faouzi Elloumi, cadre du parti Nidaa Tounes sur sa page Facebook, hier, jeudi 24 mars 2016, protestant contre cette loi émise par les dissidents de ce même parti. Il est à rappeler, en effet, qu'Al Horra rassemble des démissionnaires de Nidaa Tounes, parti au pouvoir en proie à une série sans fin de luttes intestines.
Un sondage Sigma, publié cette semaine, fait ressortir que 93% des sondés sont « globalement » contre le port du niqab. 84% d'entre eux sont « totalement » contre. Seulement 1% des sondés soutiennent totalement le port du niqab alors que 3% sont relativement pour. Le port du niqab serait-il réellement au cœur des préoccupations actuelles des Tunisiens ? Difficile à croire au vue de la crise sociale, économique et politique qui secoue le pays actuellement.
Les détracteurs de ce projet de loi estiment qu'il est tout simplement « anticonstitutionnel », la Constitution tunisienne votée en 2014 garantissant la liberté du culte et les libertés individuelles. Simplement, dans le texte proposé, l'article 1er du projet de loi inclut le niqab dans « toute tenue susceptible de cacher le visage » et ne le mentionne pas directement. En effet, le texte de loi, tel que proposé, ne fait pas la différence entre le port du niqab, d'une cagoule, d'un casque de moto, ou de tout autre habit pouvant cacher le visage. Au-delà de la question sécuritaire, cette loi pose un véritable problème idéologique, étant donné que le voile intégral est porté dans le cadre d'un exercice de foi, celle le portant estimant qu'il a été dicté par l'islam. Un exercice de foi qui, sans entrer dans les méandres de la religion, est protégé par la Constitution tunisienne qui garantit, dans son article 6, la liberté du culte et de la pensée. Selon cet article, « L'Etat est le gardien de la religion. Il garantit la liberté de conscience et de croyance, le libre exercice des cultes et la neutralité des mosquées et des lieux de culte de toute instrumentalisation partisane. L'Etat s'engage à diffuser les valeurs de la modération et la tolérance et à la protection du sacré et l'interdiction de toute atteinte à celui-ci. Il s'engage également à l'interdiction et la lutte contre les appels au Takfir et l'incitation à la violence et à la haine ».
Ressusciter une question idéologique, longuement débattue au temps de la Troïka, commence à attiser la scène politique, déjà en proie à des crises. Si le parti Ennahdha ne s'est pas, encore, officiellement prononcé au sujet de ce texte de loi, tout semble croire qu'il ne le défendra pas farouchement. Egalement invité à l'émission de Hamza Belloumi, Samir Dilou, député du parti islamiste, a appelé à « aborder cette question dans le calme ». Selon les dires du député d'Ennahdha, l'appel à interdire le port du niqab ne se base sur aucune statistique réelle et ne propose pas de solution à une problématique réellement posée.
Par ailleurs, les détracteurs de cette loi, accusent le texte proposé par Al Horra d'être une pâle copie de la loi dite sur la burka, votée en France en 2010. Cette dernière interdit, dans l'espace public, de «dissimuler son visage» et ce, au moyen d'un masque, d'une cagoule ou d'un voile islamiste intégral. Une loi qui a fait polémique mais qui a été validée par la Cour européenne des droits de l'homme avec comme argument « la préservation des conditions du “vivre ensemble” ».
En Tunisie, les conditions du vivre ensemble divisent encore. Des niqabées ont organisé une conférence afin de crier à la « discrimination ». Les présentes se disent « prêtes à se soumettre aux contrôles policiers », balayant ainsi l'argument sécuritaire.
Compte tenu des multiples affaires récentes de terrorisme impliquant des personnes niqabées, ce projet de loi a de quoi faire mouche auprès de l'opinion publique. Ses dépositaires semblent vouloir profiter d'un contexte particulier afin de tabler sur l'argument de l'intérêt national autour d'une question d'apparence idéologique. Au niveau du parlement, c'est au parti islamiste Ennahdha de trancher, ayant désormais le plus grand nombre de sièges.