Quelles sont les suites à donner au retrait de la confiance du parlement dans le gouvernement Habib Essid, opéré le 30 juillet dernier ? Cette question, dont la réponse renvoie à des éléments d'ordre processuel aussi complexes que rébarbatifs, mobilise pourtant, aujourd'hui non seulement les média mais aussi un large public. Cette mobilisation ne vient pas, paradoxalement, d'un intérêt pour l'aspect institutionnel de la constitution, pourtant aussi vital à l'instauration et à la viabilité des droits et libertés que l'énonciation de ces derniers dans la charte fondamentale du pays, mais vient plutôt du spectre de la dissolution du parlement, qui plane.
Tout d'abord, je pense que l'hypothèse de la dissolution du parlement n'est pas réellement ni sérieusement à l'ordre du jour, car me semble-t-il, il reste un minimum de discernement et de rationalité utilitariste chez les acteurs politiques concernés, pour nous éviter un tel scénario. Ensuite et sur la question de fond, à savoir : que va-t-il se passer maintenant, c'est dans la constitution qu'il faut chercher la réponse. Or celle-ci pose plus de problèmes qu'elle n'en résout.
Il faut peut-être rappeler que beaucoup d'observateurs n'ont cessé d'attirer l'attention, aussi bien pendant l'élaboration de la constitution qu'après son adoption, sur le caractère chaotique du montage institutionnel que celle-ci a instauré et qui a été le parent pauvre de la mobilisation citoyenne. En effet, et comme l'a relevé Leith Ben Bécher, que je remercie pour l'échange qu'il m'a permis d'avoir avec lui sur ce sujet « Les questions institutionnelles n'ont jamais fait vibrer les foules et au final les choses se sont faites au détriment d'une organisation efficace des pouvoirs publics qui s'est apparentée au final à un bric à brac. » Au bout du compte, la bataille des droits et libertés n'a été gagnée qu'à moitié car il ne suffit pas de les énoncer dans un texte, fût-il la norme suprême dans l'ordonnancement juridique, il faut aussi aménager les pouvoirs et les répartir de manière à en faire les garants de ces droits et libertés, en permettant le jeu efficace des pouvoirs et contre-pouvoirs et des facultés de faire et celles d'arrêter ou d'empêcher les abus de ce faire.
Mais ceci est une autre affaire et l'issue à la destitution du gouvernent, il faut pourtant la trouver dans la constitution! Or, qu'avons-nous à ce sujet ? Nous avons l'article 98 qui organise la question de confiance et qui affirme à la fin de son second paragraphe, que si le parlement ne renouvelle pas sa confiance dans le gouvernement, ce dernier est considéré démissionnaire. Sur la suite à donner à cette défiance, l'article 98 de la constitution est laconique et se contente de renvoyer de façon lapidaire à un autre article de celle-ci, en affirmant que le chef de l'Etat charge la personnalité la plus apte (à le faire) de constituer un gouvernement conformément à l'article 89. Le renvoi à cet article pose problème de même que la formulation selon laquelle ce renvoi a été fait.
Sur le premier point, l'article 89 est, en réalité, impropre à la gestion de cette crise car il concerne la procédure de constitution du gouvernement à la suite d'élections législatives et pas à la suite de démission de ce dernier que ce soit suite à une motion de censure ou suite à une question de confiance, mais puisque la constitution elle-même y renvoie expressément nous sommes biens contraints d'en faire usage. Reste à savoir comment ?
Là on en vient au second point : l'article 98 renvoie à l'article 89 de manière globale, sans spécifier quel paragraphe exactement doit s'appliquer, sachant que cet article en contient six, qui concernent des hypothèses différentes. Le second paragraphe de l'article 89 concerne précisément la procédure de constitution du gouvernement à l'issue d'élections législatives, et affirme que « dans un délai d'une semaine suivant la proclamation des résultats définitifs des élections, le Président de la République charge le candidat du parti politique ou de la coalition électorale ayant obtenu le plus grand nombre de sièges au sein de l'Assemblée des représentants du peuple de former le Gouvernement dans un délai d'un mois renouvelable une seule fois. » Ce paragraphe organise la procédure de désignation en temps normal c'est-à-dire en dehors d'une crise de confiance entre le parlement et le gouvernement il ne nous intéresse donc pas ici.
Le paragraphe suivant affirme que « Si le Gouvernement n'est pas formé au terme du délai fixé ou si la confiance de l'Assemblée des représentants du peuple n'est pas obtenue, le Président de la République engage, dans un délai de dix jours, des consultations avec les partis, les coalitions et les groupes parlementaires, en vue de charger la personnalité la mieux à même d'y parvenir de former un Gouvernement, dans un délai maximum d'un mois. »
Nous ne nous situons pas au lendemain d'élections législatives, mais bien dans une situation où la confiance de l'Assemblée des Représentants du Peuple n'est pas obtenue. Dès lors le président de la République dispose d'une semaine pour trouver la personne qu'il juge la plus à même à constituer un gouvernement, cette personne dispose d'un mois pour constituer son équipe et la soumettre à l'approbation du parlement.
Mais que se passera-t-il si le gouvernement n'obtient pas la confiance du parlement ? Va-t-on passer immédiatement à la dissolution de ce dernier ? A mon avis cette interprétation ne peut tenir et en voici les raisons. 1/ La gestion de la crise, c'est-à-dire la difficulté de constituer un gouvernent qui soit approuvé par le parlement, commence avec le paragraphe 3 (sus- mentionné) de l'article 89 mais ne s'achève pas avec lui. Le paragraphe 4 de cet article en est le prolongement (tout comme il est le prolongement du second paragraphe puisqu'il y renvoie pour la date de décompte qu'il instaure) et voici ce que ce paragraphe 4 prévoit « Si dans les quatre mois suivant la première désignation, les membres de l'Assemblée des représentants du peuple n'ont pas accordé la confiance au Gouvernement, le Président de la République peut dissoudre l'Assemblée des représentants du peuple et convoquer de nouvelles élections ».
Ce paragraphe avec les délais qu'il prévoit, peut donc être appliqué à la présente situation, puisqu'il concerne une situation de crise et non la situation normale prévue au paragraphe 2 de l'article 89. La dissolution (qui n'est qu'une faculté offerte au président de la République et non une obligation) n'interviendra ainsi, le cas échéant, que quatre mois après la première désignation, qui ici n'est pas la date de la proclamation des résultats définitifs des élections législatives (cela n'aurait pas de sens et il faut bien donner un effet utile au texte) mais la date à laquelle le président de la République aura désigné cette personnalité qu'il juge apte à constituer un gouvernement.
2/ Si on décide que l'article 89 dans son paragraphe 3 est applicable à la présente crise, ce paragraphe affirme, certes, que la personnalité désignée dispose d'un délai maximum d'un mois pour constituer un gouvernement (et non point pour obtenir la confiance du parlement) il ne dit pas pour autant qu'au bout de ce mois, si le gouvernent n'est pas constitué le Président de la République dissout le parlement.
3/ La dissolution du parlement est un acte grave car il consiste à retirer un mandat donné par le peuple à des citoyens qu'il a choisi pour le représenter. On ne peut, à mon avis, déduire l'opportunité ni même la constitutionnalité d'un tel acte à coup d'interprétation ou autre extrapolation, mais d'un texte express de la constitution. Le seul texte, dans cet article 89, qui autorise la dissolution du parlement est ce paragraphe 4 et il ne l'autorise qu'après quatre mois de tractations politiques.
*Salsabil KLIBI, enseignante à la faculté des sciences juridiques politiques et sociales de Tunis