Dès que l'information sur la venue du prince héritier saoudien Mohamed Ben Salmane le 27 novembre 2018, a fuité, une levée de boucliers générale a eu lieu en Tunisie. La société civile, les médias, suivis ensuite par certains partis politiques, ont exprimé leur indignation. La présidence de la République, à l'origine de l'invitation adressée au prince saoudien, joue plutôt le pragmatisme et tente de calmer les esprits. Retour sur une visite qui s'annonce chaude. La grande affiche accrochée sur le mur du syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) est sans équivoque : Elle montre un dessin de Mohamed Ben Salmane de dos tenant une tronçonneuse, avec en légende : « Non à la profanation de la terre de la Tunisie révolutionnaire ». La référence au meurtre du journaliste Jamel Khashoggi en Turquie est claire. Les détracteurs de la venue du prince héritier en Tunisie clament que la tournée arabe que va effectuer MBS vise à casser son isolement diplomatique et à le rendre de nouveau « fréquentable ». Plusieurs organisations de la société civile ont également exprimé leurs refus de cette visite rapidement suivies par les partis de gauche et notamment le Front populaire. Le député Ennahdha, Ajmi Lourimi, s'est également exprimé sur le sujet en disant que le contexte de la venue du prince saoudien n'est pas opportun. Il a ajouté que cette visite n'était pas digne d'un Etat qui se respecte. Une position qui contraste avec l'accueil chaleureux réservé par des acteurs de la scène politique, dont Ennahdha, à la visite du président turc Recep Tayyip Erdogan en décembre 2017, dont le régime dictatorial viole et piétine pourtant les droits de l'homme et emprionne des dizaines de journalistes.
Une polémique avait d'abord accompagné l'annonce de la visite de Mohamed Ben Salmane concernant la partie qui en est à l'origine. La présidence de la République avait tenu mordicus à répéter que c'était le prince saoudien qui avait demandé à venir en Tunisie. Cette réaction était venue à la suite de la révélation par Business News du fait que c'était la Tunisie qui avait invité Mohamed Ben Salmane via la présidence. Une version confirmée d'ailleurs par les Saoudiens dans le communiqué rendu public par le cabinet royal. Par la suite, le conseiller à la présidence de la République, Noureddine Ben Ticha a fait la tournée des plateaux pour tenter de désamorcer la crise et expliquer le positionnement de la Tunisie. Il a ainsi expliqué que la diplomatie tunisienne ne pouvait se permettre de fonctionner avec « les sentiments » et qu'il est important pour la Tunisie de veiller à sauvegarder ses intérêts avec l'Arabie Saoudite. Il a également rappelé les relations séculaires qu'entretiennent les deux pays et qui ne sauraient être perturbées par des polémiques comme celle concernant le meurtre du journaliste Khashoggi. Dans ce sens, il a insisté sur le fait que la Tunisie avait condamné vigoureusement le meurtre du journaliste saoudien et avait demandé qu'une enquête soit ouverte sur le sujet. Toutefois, la position de la Tunisie sur cette affaire est restée assez ambigüe vu que dans le même communiqué, il est dit qu'il ne fallait pas exploiter cette affaire pour porter atteinte à la stabilité du royaume d'Arabie Saoudite…
En termes moins diplomatiques, certaines sources diplomatiques expliquent que l'Arabie Saoudite est actuellement sous pression du fait de la polémique concernant le meurtre de Khashoggi mais également du fait de sa « guerre froide » avec le Qatar et la Turquie. Donc, la Tunisie ne pouvait rater cette occasion de « rendre service » au royaume saoudien pour renforcer ses positions et tirer un avantage pour le pays. Selon Al Mousawer, cet avantage serait un dépôt de 2 milliards de dollars à la Banque Centrale ainsi qu'un don d'avions de chasse en faveur de l'armée de l'air. Il est également question de fournir à la Tunisie une quantité de pétrole à des prix préférentiels dans la limite de 400 millions de dollars par an. D'ailleurs, la coopération tuniso-saoudienne s'est largement développée ces derniers temps avec notamment des manœuvres militaires conjointes entre les deux armées de l'air et un échange intensifié de visites diplomatiques, en plus du fait que la Tunisie fait partie de la coalition arabe qui bombarde sans relâche le Yemen. Sur la toile, la plupart des internautes s'indignent de la visite de ce prince sulfureux en Tunisie. Ils évoquent pêle-mêle le meurtre du journaliste, la guerre contre le Yemen et le fait que l'Arabie Saoudite soit responsable d'une véritable catastrophe humanitaire ainsi que le passé obscurantiste du royaume en termes de droits de l'Homme. D'autres, plus rares, mettent en avant l'obligation de pragmatisme dans la gestion des relations extérieures de la Tunisie et vont même jusqu'à dire que l'on ne vaut pas mieux que la France ou les Etats-Unis qui n'ont jamais cessé de traiter avec l'Arabie Saoudite malgré tout. Quels que soient les avis, l'arrivée de Mohamed Ben Salmane en Tunisie à partir de demain 27 novembre suscite la polémique. Des actions de protestation sont en gestation pour dénoncer cette visite tout à fait douteuse sur le plan moral et sur le plan des principes. De l'autre côté, Béji Caïd Essebsi, le vrai patron de la diplomatie tunisienne, n'a cure de ces considérations et préfère se contenter d'assurer un maximum de profit à la Tunisie compte tenu de la situation internationale actuelle. Issu de l'école de neutralité de la diplomatie tunisienne, il ne faut pas compter sur Béji Caïd Essebsi pour transgresser cette attitude parfois coupable.