Chacun ses chiffres, chacun sa méthode et chacun sa vérité mais un seul point commun, la grève générale aura un coût non négligeable, qui va de quelques dizaines de millions de dinars pour les plus optimistes à quelques centaines de millions de dinars pour les plus pessimistes. Le point. Avec cette grève, l'Union générale tunisienne du travail (UGTT) a voulu opérer une démonstration de force. Preuve à l'appui, la participation du secteur public, initialement non concerné par la grève. Son objectif était d'exposer l'étendue de son pouvoir. Ce sont des milliers de personnes qui se sont rassemblées à la Place Mohamed Ali en réponse à l'appel du syndicat, mais aussi dans les bureaux régionaux de l'UGTT, sans s'interroger sur les répercussions de cette grève qui revêt plus une dimension politique que sociale. Ainsi et malgré les efforts du gouvernement pour éviter la grève générale de la fonction publique, aucun compromis n'a été trouvé avec la centrale syndicale. Youssef Chahed l'a bien expliqué la veille, le gouvernement n'avait pas les moyens de financer les augmentations réclamées par l'UGTT. Malgré cela, la Tunisie s'est réveillée, ce jeudi matin 17 janvier 2019, avec un service public paralysé. Hormis quelques services qui ont assuré le minimum nécessaire, grâce à la décision de réquisition imposée par le gouvernement, seul le secteur privé continuait à maintenir le pays sur pied. Et même si depuis la révolution, le secteur public tourne au ralenti, avec une efficience en baisse continue malgré les différentes augmentations décidées depuis la révolution (+65,1% en moyenne entre 2010 et 2018 pour une inflation de 47,7%), sa paralysie a un coût assez conséquent : une partie de l'économie étant à l'arrêt et donc, par effet boule de neige, d'autres secteurs se trouvent bloqués.
Plusieurs experts ont tenté d'estimer le coût de cette grève. Les estimations sont plus ou moins pessimistes selon la méthodologie adoptée. Ainsi, l'expert en économie et ancien ministre des Finances Houcine Dimassi a estimé les pertes générées par cette grève a environ 400 millions de dinars, un montant qui aurait pu financer la création de 4 hôpitaux universitaires ou de 50 km d'autoroute. L'expert estime que la grève va paralyser des secteurs vitaux de l'économie et que certaines entreprises publiques grévistes sont essentielles pour le secteur privé, notamment le transport qui est assuré au 2/3 par le public. Ceci dit, l'augmentation des salaires aura aussi un coût outre celui de la masse salariale : la hausse de l'inflation et le glissement du dinar, aggravant les disparités sociales, portant atteinte au pouvoir d'achat et baissant la compétitivité du pays.
L'expert économique Ezzeddine Saidane pense, quant à lui, que les pertes directes sont aux alentours de 300 millions de dinars, en soulignant que celles indirectes sont beaucoup plus importantes mais demeurent difficiles à estimer.
Pour sa part, le directeur de l'institut de sondage Sigma Conseil Hassen Zargouni a évalué les pertes en valeur ajoutée pour le pays d'une journée de grève de la fonction publique à près de 90 millions de dinars. Ainsi et selon ses calculs, les services non marchands représentent 20% du PIB qui est de l'ordre de 100 milliards de dinars, soit 20 milliards de création de richesse par an. Pour une journée ouvrée, cela correspond à 20 milliards par 220 jours, soit environ 90 millions de dinars. Mondher Khanfir, expert dans le domaine du management stratégique et du business consulting, pense que ce coût est nettement supérieur à 90 millions de dinars, les coûts indirects, beaucoup plus importants, n'étant pas comptabilisés. Il évoque comme exemple les bateaux qui attendent en rade, les vols annulés, les expéditions retardées, les hôtels qui perdent leurs clients, etc. Il explique ainsi qu'une compagnie aérienne étrangère qui annule un vol pour cause de grève peut facturer à l'OACA jusqu'à 500 euros par passager, une journée de surestarie peut coûter 10.000 dollars par bateau en rade, les pénalités de retard pour marchandises non livrées.
Le plus optimiste étant Hatem Boulabiar, chef d'entreprise, moderniste et membre du Conseil de la Choura d'Ennahdha, qui considère ce coût comme compris entre 22 et 45 millions de dinars. Ce dernier avait adopté une approche masse salariale qui a débouché sur 22 millions de dinars, estimant que le public représente une fonction de support. Mais ayant été massivement critiqué, il a tenté une autre approche en se basant sur l'agrégat PIB. La production intérieure brute de la Tunisie en 2019 étant estimée à 117 milliards de dinars, donc le pays crée 462 millions de dinars de richesse par jour ouvrable (117/253 jours ouvrables), calcule-t-il. Et de préciser : «Pour estimer le poids du secteur public dans l'économie tunisienne, on compare le nombre d'actifs dans le pays (3,5 millions) par rapport aux 630 mille dans la fonction publique et 200 mille salariés dans les entreprises publiques. Il faudra retrancher 235 mille militaires et agents de l'ordre qui ne font pas grève. Ce qui donne une estimation de la production de richesse dans l'administration civile : 462 X (595/3500)= 78 millions de dinars. Enfin le corps A ne fait pas grève (le poids de ce corps est 42%) : En estimant que l'ensemble des autres catégories suivent cette grève : 78×58%= 45 millions de dinars». Ainsi, il évalue le coût d'une journée de grève à 45 millions de dinars : calcul assez optimiste et tendancieux qui ne prend toujours pas en considération les effets indirects sur le privé et l'ensemble de l'économie (transport, tourisme, éducation, investissement, image du pays, etc.).
Fallait-il à Youssef Chahed céder aux chantages de l'UGTT et s'endetter davantage pour financer ces augmentations qui devraient assoir encore plus le pouvoir de la centrale syndicale qui ne cache plus ses ambitions politiques ? C'est une question à laquelle seule l'histoire pourra y répondre. Pour le moment, le bras de fer continue entre le gouvernement et l'UGTT et c'est la Tunisie, les contribuables et le secteur privé qui payent cette facture salée !