A la question souvent posée par les observateurs politiques concernant les dégâts occasionnés par 23 ans de benalisme, la réponse qui revient très souvent concerne -à juste titre- la déliquescence du système éducatif. Rares sont ceux qui évoquent la question des valeurs et notamment les valeurs morales qui sont le véritable socle sur lequel repose l'organisation de la vie de la Cité. Ainsi morale et politique sont intrinsèquement liés. De nos jours, après un soulèvement motivé en partie par la nécessité de rétablir les valeurs morales (dignité, justice, probité, etc) la Tunisie connaît une déliquescence encore plus grave de ses valeurs et dont la partie la plus visible concerne la délinquance en col blanc et celle de la classe politique en particulier. La Tunisie est passée de l'impunité d'une minorité (les 7 familles) à l'impunité généralisée qui achève le délabrement de l'Etat et établit de nouvelles règles de fonctionnement basées sur le principe hobbesien selon lequel « l'Homme est un loup pour l'Homme ». Cette généralisation de la délinquance et notamment chez la pseudo-élite politique tunisienne - à l'exception de quelques rares figures - opère un changement de paradigme qui ne restaure pas les valeurs morales mais bien au contraire « normalise » cette délinquance.
Rappelons quelques principes élémentaires. Dans son ouvrage de référence « La République », Platon nous apprend que politique et morale sont intrinsèquement liés et constituent le socle de l'ordre social. Il affirme que l'action politique ne peut se concevoir en-dehors de ces principes moraux. Platon affirme aussi que le rôle de l'Etat est de faire valoir la vertu dans une société juste. Cette justice ne peut être atteinte que si 4 principes sont respectés à savoir : sagesse, courage, tempérance et justice. Pour que cet Etat puisse voir le jour il faudrait, selon Platon, des gouvernants eux-mêmes pétris de ces qualités. Pour mettre davantage en évidence ces principes sans lesquels on ne peut parler de gouvernance, ni de démocratie, Machiavel a cyniquement dressé un portrait inversé du gouvernant qui n'a que faire de la morale. L'objectif étant de démontrer à contrario l'importance de la morale en politique. Une mélecture de Machiavel a amené nos délinquants politiques à prendre au pied de la lettre les thèses du « Prince » ce qui donne aujourd'hui lieu à des comportements d'une violence inouïe.
Ceci étant dit, que se passe-t-il en Tunisie depuis 2011 à ce jour ? Ce que l'on constate c'est tout simplement une accélération dans l'inversion des valeurs et la « normalisation » de la délinquance sous toutes ses formes et celle de la classe politique en particulier. Cette forme de délinquance est d'autant plus préjudiciable qu'elle provient de cette pseudo-élite politique qui étaient censées donner l'exemple et œuvrer à assoir l'Etat de droit. Dans un tel système, les institutions de l'Etats qui sont censées garantir les équilibres des pouvoirs et prévenir contre toutes les dérives ne remplissent plus leur rôle, bien au contraire. Dans un tel système la seule règle qui prévaut consiste à utiliser les moyens les plus viles qui soient contre les potentiels adversaires politiques pour pouvoir exister. Une des pratiques les plus répandues consiste à préparer des dossiers réels ou fictifs et les sortir le moment venu non pas pour faire valoir le droit, mais pour se débarrasser d'un ennemi politique lui aussi, réel ou supposé. Pour ce faire il faudrait alors disposer soit des moyens de l'Etat, soit de réseaux médiatiques, ou les deux à la fois tout en s'appuyant sur les opportunistes et les mercenaires qui sont légion dans notre pays.
Quand on est incapable de créer de la valeur, quand on est incompétent et en même temps, on vise les très hautes responsabilités, le seul moyen à la portée de tous est bien entendu, le comportement de voyou. Raison pour laquelle, les prétendants au pouvoir sont très nombreux et leur nombre ne cesse d'augmenter car les « qualités de voyou » - excuser cet oxymore - requises sont à la portée du premier venu. Les exigences morales, la compétence, le sens de l'Etat, la sagesse et la justice n'étant pas facile d'accès, les délinquants les contournent pour aller instaurer un système inversé tout en le généralisant. On rêvait d'un changement de paradigme positif, vers davantage de justice et de liberté et nous voilà face à un paradigme négatif et inédit dans l'histoire de la Tunisie. Une véritable voyoucratie est érigée en système.
C'est dans ce tunnel noir que l'écrasante majorité de cette pseudo-élite politique actuelle s'est engouffrée selon un principe très simple : puisqu'ils ont allègrement franchi la ligne de la décence, il n'y a plus de limite à l'indécence et aux vices. C'est ce qu'on peut appeler la concurrence par le bas. Celle qui consiste à être inventif dans la fabrication des coups bas et hélas, dans ce jeu macabre certains tunisiens sont devenus experts. A telle enseigne que la probité, la droiture, la recherche de l'intérêt général, la compétence, sont devenus des « défauts » synonymes de naïveté et de manque de réalisme. Résultat : une détestation généralisée de la politique et des politiciens, abstentionnisme record, rejet de la démocratie sans même l'avoir exercée, délabrement de l'Etat, etc…
Où sont les visions, les idées et les projets pour le pays ? Où sont les débats de société et les choix stratégiques ? Que proposent les apprentis dictateurs et les délinquants en col blanc ? Quelle est leur conception de l'Etat, leur projet politique, leur modèle économique et social ? Rien et trois fois rien. Bien sûr il y aura toujours des naïfs et des opportunistes qui marcheront dans le système dans l'espoir d'en tirer profit. Il y a aujourd'hui en Tunisie des gens qui œuvrent au rétablissement de la dictature. On ne peut plus dire qu'on ne le savait pas. A toute cette faune de délinquants, nous sommes nombreux à dire on ne vous laissera pas faire et vous n'allez pas échapper à la sanction populaire. Nous n'avons pas fait tout ce chemin pour que le sort du pays soit déterminé par des incompétents et des délinquants en col blanc.
La révolution est inachevée. Elle ne pourra réussir qu'après sa deuxième phase, celle qui balaiera le système dans son ensemble et rétablira les valeurs morales et l'éthique au cœur des institutions pour que l'Etat et sa crédibilité ne dépendront plus du bon vouloir du « prince », mais d'un nouveau système de gouvernance. Une telle ambition ne peut s'accomplir qu'en s'appuyant sur une jeunesse que j'espère non atteinte par le virus de l'égoïsme, de l'indifférence au sort du pays et du chacun pour soi. Une jeunesse qui croit en elle-même et qui portera haut les valeurs de la probité, l'amour du pays, la compétence et la responsabilité.