Par Hmida Ben Romdhane La délinquance, nous apprend le Petit Robert est une «conduite caractérisée par des délits répétés». C'est une conduite banale. Des millions de délinquants à travers le monde courent les rues et commettent quotidiennement des délits et des crimes qui vont du vol d'une tablette de chocolat dans un supermarché au hold-up à main armée avec coups et blessures, voire homicide volontaire. La lutte contre la délinquance, petite et grande, est menée à deux niveaux différents: le niveau sécuritaire (police et justice), et le niveau académique (études et recherches par des spécialistes de domaines aussi divers que la sociologie, la psychologie, la criminologie, etc.). Mais si certains secteurs des sciences humaines se penchent depuis bien longtemps sur leurs délinquants, la science politique n'a jamais pris la peine de se pencher sur les siens. Pourtant, la délinquance dans le monde scabreux de la politique n'est pas particulièrement rare. Pendant plus d'un demi-siècle, et plus exactement du 25 juillet 1957 au 15 janvier 2011, les Tunisiens ont vécu sous le joug de deux dictatures de nature fondamentalement différentes. La dictature de Bourguiba, qui a duré du 25 juillet 1957 au 7 novembre 1987, est une dictature banale. Il est très courant qu'un personnage disposant d'un certain charisme et se distinguant par une contribution particulière au processus de construction étatique se détache du groupe, cumule progressivement les pouvoirs et les prérogatives en recourant à des méthodes et des stratagèmes pour le moins douteux, et finit par imposer sa volonté à l'ensemble du groupe social, non pas par la persuasion mais par la répression de toute tentative de dénonciation du pouvoir personnel ou visant à le mettre en échec. Dictature banale, celle qu'a imposée Bourguiba a une place tout aussi banale dans les programmes d'études et de recherche de science politique. Mais c'est une dictature qui a gardé un certain niveau de dignité, si l'on peut dire, dans le sens où elle ne s'est pas livrée à des attaques de grande ampleur contre l'intégrité physique ou morale des citoyens ni contre leurs biens. Elle a eu ses abus, sans doute, une fin de règne chaotique, sûrement, mais Bourguiba a, jusqu'à sa mort, bénéficié malgré tout d'une bonne dose d'estime de la part de nombreux citoyens. La dictature de Ben Ali, qui a duré du 7 novembre 1987 au 15 janvier 2011, est une dictature peu banale. Il n'est pas très courant qu'un personnage ne disposant d'aucun charisme et n'ayant joué aucun rôle notable dans l'histoire du pays accède au pouvoir par un simple concours de circonstances, l'accapare pendant 23 ans et le met à la disposition de sa famille, instaurant progressivement un système mafieux dont la caractéristique principale est la délinquance au niveau tant politique qu'économique. Le régime déchu de Ben Ali est-il une dictature délinquante ou une délinquance dictatoriale? On attend les éclaircissements de la science politique qui, à mon humble connaissance, ne s'est pas encore penchée sérieusement sur le concept de délinquance politique. Avec toute la bonne volonté du monde, il est difficile de qualifier autrement un régime qui a fait main basse sur le pays, le livrant, pieds et mains liés, à une famille nombreuse composée de délinquants économiques qui ont fait du slogan «ce qui est à vous est à moi» un code de conduite. Tout comme les sciences humaines, qui contribuent à la lutte contre la délinquance criminelle, la science politique doit apporter sa contribution à la lutte contre ce genre particulier de délinquance. D'abord en se penchant sur le concept et en l'approfondissant, ensuite en le criminalisant et en préparant le terrain à l'adoption de lois internationales anti-délinquance politique. Doit être considéré comme délinquant politique, tout régime qui s'approprie le pouvoir et l'instrumentalise pour piller le pays et dénier au peuple la liberté d'opinion, d'expression, l'indépendance de la justice et l'alternance démocratique au pouvoir. Dans un article publié hier dans les colonnes du quotidien britannique The Guardian, le professeur Noam Chomsky a cité quelques-uns de ce qu'il appelle les «gangsters utiles» pour l'Occident, mais extrêmement nuisibles pour leurs peuples. Ben Ali en Tunisie et Moubarak en Egypte font indéniablement partie de cette liste de «gangsters utiles» soutenus par l'Occident, mais abhorrés par leurs peuples. La révolte des Tunisiens et des Egyptiens a mis à mal la délinquance politique en tant que système de gouvernement dans le monde arabe, et jeté dans l'embarras des pays occidentaux qui ont bâti leurs stratégies sur une telle réalité. Aujourd'hui, cette réalité n'a jamais été aussi favorable à la «criminalisation» par des lois internationales de la délinquance politique et à la dissuasion de futurs délinquants politiques de suivre les chemins tortueux et chaotiques des dictateurs déchus ou sur le point de l'être.