S'il voulait faire parler de lui et s'ériger en martyr devant les yeux larmoyants d'une base électorale conquise au ventre et aux sentiments, rien n'aura été plus efficace pour Nabil Karoui que d'être la victime du système en place, sacrifié sur l'autel des ambitions politiques de son rival, Youssef Chahed. Si on pouvait piquer une image aux jeux vidéo on verrait Nabil Karoui sauter chercher une bourse qui contient le jackpot en bonus vies. Cela fait quatre jours qu'on ne parle quasiment plus que de son arrestation et alors que les autres candidats s'arrachent un temps précieux sur les différents médias, lui il est au cœur de la programmation de toute une chaîne et fait tous les jours les gros titres dans les journaux…
Le candidat à la présidentielle Nabil Karoui a été arrêté, vendredi 23 août 2019, par les forces de l'ordre suite à un mandat de dépôt émis à son encontre par la chambre d'accusation près du pôle judiciaire et financier, dans l'affaire qui l'oppose à I Watch. Objets d'une enquête pour corruption financière et blanchiment d'argent, Nabil Karoui et son frère Ghazi avaient déposé un recours auprès de la chambre d'accusation contre la décision du juge d'instruction maintenant le gel de leurs avoirs et leur interdiction de voyage. A la grande surprise de tous, c'est cette même chambre qui émettra contre eux un mandat de dépôt, conduisant à l'incarcération de Nabil et à la fuite de Ghazi, aujourd'hui recherché.
Très contestée par la défense de Nabil Karoui, la légitimité du mandat de dépôt émis à son encontre a vite fait de donner à cette arrestation un caractère purement politique. Nabil Karoui est, en effet, passé pour être le candidat favori dans les sondages et sa mise sous les verrous à deux semaines du scrutin a beaucoup fait réagir. Partis, personnalités et organismes nationaux ont exprimé leur scepticisme quant à cette décision jugée « inopportune ».
Ainsi, l'UGTT, a publié cet après-midi un communiqué de presse appelant à ne pas mêler la justice aux conflits politiques et à respecter son indépendance. La centrale syndicale a également appelé à ne pas utiliser les instruments de l'Etat « pour régler les conflits politiques » et a souligné la nécessité d'assurer et de protéger le processus démocratique. « Nous appelons les parties concernées à mettre en lumière les circonstances de l'arrestation du président du parti Au cœur de la Tunisie et candidat à l'élection présidentielle pour ainsi mettre fin aux rumeurs ayant mis en doute l'intégrité des institutions judiciaire et sécuritaire », lit-on dans le communiqué.
L'Association des magistrats tunisiens (AMT), a appelé le procureur général de la Cour d'appel de Tunis à éclairer l'opinion publique, en coordination avec le porte-parole du Pôle judiciaire économique et financier du Tribunal de première instance de Tunis, en ce qui concerne le déroulement de la procédure et ses développements les plus récents, et ne pas se contenter de brèves déclarations « considérant la transparence de la procédure comme une garantie fondamentale des droits et libertés ». Elle a souligné la nécessité d'éloigner le pouvoir judiciaire de tout tiraillement politique tout en veillant à un équilibre avec le droit de dialogue public par le biais des médias en cette période électorale sensible.
La Ligue tunisienne pour la défense des droits de l'Homme a souligné, pour sa part, avoir longtemps mis en garde contre l'implication des institutions sécuritaire et judiciaire dans les tiraillements politiques et à des fins « de règlements de comptes entre adversaires », tant cela nuit à la crédibilité des institutions de l'Etat. « Ce qui est arrivé le 23 août… l'arrestation précipitée, en un temps record d'un candidat à la présidentielle suscite l'inquiétude et le doute et nuit au pouvoir judiciaire car elle laisse penser à une instrumentalisation politique pour exclure un adversaire aux élections » a ajouté la LTDH, appelant les autorités judiciaires à ouvrir une enquête sur les circonstances exactes de l'arrestation de Nabil Karoui.
Nombreux partis ont également pris cette position, à l'instar de Beni Watani ou encore de Afek Tounes, qui ont appelé le gouvernement à éviter l'instrumentalisation du pouvoir pour écarter les adversaires politiques.
Afek a même lancé un appel à Youssef Chahed afin qu'il « respecte l'Etat de droit et des institutions » et qu'il tranche plutôt dans les affaires importantes à l'instar des réseaux d'embrigadement des jeunes sans se baser sur une sélection basée sur les intérêts et calculs partisans. « Au cœur de la Tunisie » et Nidaa n'ont pas tari d'attaques contre Youssef Chahed. Qualifiant Nabil Karoui de prisonnier politique, son parti a directement accusé Youssef Chahed « et sa bande », d'avoir tout organisé pour éjecter Karoui. Le représentant légal de Nidaa Tounes, Hafedh Caïd Essebsi, est aussi monté au créneau pour tirer à boulets rouges sur son ennemi juré.
De sa part, le parti de Youssef Chahed et ses sympathisants ont crié au scandale, dénonçant une campagne de dénigrement et s'indignant des attaques lancées contre le président du parti. Tahya Tounes a déploré les commentaires visant à remettre en cause l'intégrité et l'indépendance du pouvoir judiciaire et à tenter d'influencer ses décisions, le parti a affirmé son attachement au principe de l'égalité des citoyens devant la loi, sans exception ni discrimination, et leur droit à un procès garanti par la Constitution.
L'arrestation de Nabil Karoui fait couler de l'encre. Entre partisans, soutiens improbables et acolytes surexcités le voilà bientôt hissé au rang de héros national victime d'un système corrompu. A ce rythme-là, et sans doute à cause d'une manœuvre maladroite, si tant est qu'elle ne soit pas préméditée, Nabil Karoui est en bon chemin pour devenir le Dreyfus tunisien symbole de la justice exclusionniste. Et c'est vers Youssef Chahed que sont lancés tous les « J'accuse ! »….