La nouvelle est tombée cet après-midi comme un couperet. Le chef du gouvernement, Youssef Chahed, décide après concertation avec le chef de l'Etat, fraîchement élu, Kaïs Saïed, de limoger les ministres de la Défense et des Affaires étrangères. A quelques semaines de la formation du nouveau gouvernement, cette décision inattendue a suscité de vives interrogations et ne semble pas aider Chahed à retrouver aux yeux de l'opinion publique une popularité déjà bien entachée…
Le chef du gouvernement, Youssef Chahed a décidé ce 29 octobre 2019 de limoger le ministre de la Défense, Abdelkarim Zbidi, le ministre des Affaires étrangères Khemaïes Jhinaoui et le secrétaire d'Etat chargé de la diplomatie économique Hatem Ferjani, annonce un communiqué de la Kasbah. Karim Jamoussi, actuel ministre de la Justice, assurera l'intérim sur le portefeuille de la Défense. Khemaïes Jhinaoui sera remplacé par Sabri Bachtobji, secrétaire d'Etat auprès du ministre des Affaires étrangères, précise la même source.
Depuis hier, des rumeurs persistantes ont fait état du limogeage ou de la démission du ministre des Affaires étrangères, Khemaies Jhinaoui. Le principal intéressé, a d'ailleurs été interrogé sur la question sur un plateau télé dans la soirée du lundi et a affirmé n'avoir reçu aucune information allant dans le sens de sa révocation. Il n'était au courant de rien. Et pourtant…
S'il est un point qui a retenu l'attention de tous les observateurs hier, c'est l'absence du ministre des Affaires étrangères à la rencontre de Kaïs Saïed avec le ministre allemand des Affaires étrangères Heiko Maas. Plus encore, on apprend que la présidence de la République a chargé Sabri Bachtobji de représenter la Tunisie à la conférence de l'Organisation internationale de la Francophonie. Ainsi, lors de cette rencontre au palais de Carthage, l'absence de Jhinaoui a été plus que remarquée. Une source informée avait d'ailleurs confirmé à Business News que la tradition et le protocole veulent que le ministre soit présent à ce genre de rencontres avec son homologue, « surtout qu'il est présent en Tunisie et qu'il a assuré juste avant une conférence de presse avec le ministre allemand ». Khemaies Jhinaoui devait donc savoir que quelque chose se tramait et c'est sans doute pour cela, que, contrairement à ce qu'affirme la présidence du gouvernement, il n'a pas été limogé mais a démissionné.
Le ministre des Affaires étrangères a bien présenté sa démission plus tôt dans la journée au chef du gouvernement, Youssef Chahed contrairement à ce que prétend le communiqué de la présidence du gouvernement. Dans sa lettre de démission, Khemaïes Jhinaoui a expliqué les motifs de sa démission. Il évoque principalement « l'impossibilité de poursuivre sa mission à la tête du département qui exige une harmonie entre les institutions de l'Etat », insinuant très probablement son absence à la réunion de la veille avec le ministre allemand.
Il en est de même pour le ministre de la Défense Abdelkarim Zbidi qui a eu la surprise de découvrir son limogeage par la présidence du gouvernement, alors même qu'il avait déposé sa démission des mois auparavant. Abdelkarim Zbidi avait présenté sa démission une première fois (en mars 2019) au chef de l'Etat défunt, Béji Caïd Essebsi, puis de nouveau à Mohamed Ennaceur le 9 août 2019. Ce dernier n'a pas voulu valider la démission et il était question de trouver rapidement un intérim. Abdelkarim Zbidi a d'ailleurs été reçu ce matin par le président de la République, Kaïs Saïed et il a de nouveau demandé à ce que sa démission soit signée. Une rencontre qui n'a pas été relayée par les services de communication de la présidence de la République.
Les observateurs sont d'ailleurs quasi unanimes, ces « limogeages » sont suspects et ont tout l'air de règlements de comptes personnels. Abdelkarim Zbidi et Khemaïes Jhinaoui faisaient tous deux partie de la "garde rapprochée" de feu Béji Caïd Essebsi et leurs relations n'ont pas toujours été au beau fixe avec le chef du gouvernement, Youssef Chahed, particulièrement pour Abdelkarim Zbidi son « principal » adversaire à la présidentielle.
On s'accorde à dire que l'éviction de Khemaies Jhinaoui est une manœuvre entreprise par le président de la République en personne, car le ministre des Affaires étrangères représenterait « l'ancien système » avec lequel Kaïs Saïed tient à rompre par tous les moyens. Autre point soulevé, la mission effectuée par Jhinaoui en 1996 à Tel Aviv, impardonnable pour un président qui a axé le plus gros de sa campagne sur la criminalisation de la normalisation des relations avec l'entité sioniste.
Abdelkarim Zbidi l'a confié à un journal local, son limogeage n'est ni plus ni moins qu'un règlement de compte. Lors de la campagne présidentielle, il était, en effet, le principal rival de Youssef Chahed dans la famille progressiste et a pu, dans un laps de temps très court, piocher une bonne part dans l'électorat de ce dernier. Les attaques des sympathisants du chef du gouvernement envers Zbidi n'ont d'ailleurs laissé aucun doute sur l'animosité qui anime le camp Chahed et les échanges d'accusations n'ont pas tardé à faire la Une des médias. C'est dire que les relations étaient pour le moins qu'on puisse dire, très tendues.
Si Kaïs Saïed a voulu faire preuve d'une certaine « cohérence » en acceptant le limogeage de Khemaies Jhinaoui, Youssef Chahed n'avait, si l'on regarde de près, aucune raison valable de décider d'évincer les deux ministres surtout qu'il était convenu que l'équipe actuelle soit maintenue en place jusqu'à la formation du nouveau gouvernement. Pire encore, on se demande à quoi bon avoir annoncé leur limogeage alors qu'ils avaient tous deux déposé leur démission. Pour les humilier, dans un geste puéril et désespéré disent certains commentateurs sur la toile…
Rappelons qu'en vertu des articles 89 et 92 de la Constitution, la cessation de fonction du ministre des Affaires étrangères ou l'examen de sa démission est effectuée par le chef du gouvernement, mais en concertation avec le chef de l'Etat, tout comme sa nomination. Selon l'article 89 de la Constitution, « le gouvernement se compose du chef du gouvernement, de ministres et de secrétaires d'État choisis par le chef du gouvernement, et en concertation avec le président de la République en ce qui concerne les ministères des Affaires étrangères et de la Défense ». L'article 92 de la Constitution dispose que relève de la compétence du chef du gouvernement « la cessation de fonction d'un ou de plusieurs membres du gouvernement ou l'examen de sa démission, et en concertation avec le président de la République en ce qui concerne le ministre des Affaires étrangères ou le ministre de la Défense ».
Aucun problème de légalité donc si l'on se réfère aux textes, mais un très grand souci d'habileté politique si on regarde les faits. Le pays a connu en à peine 4 mois le décès de son président, puis l'organisation de deux élections, présidentielle anticipée et législatives. On ne cesse de dire que la Tunisie a ébloui le monde par la réussite de son processus démocratique et sa capacité à maintenir sa stabilité politique dans un contexte des plus délicats. Alors même que le pays tout entier recouvre un semblant d'espoir et se tourne vers l'avenir, mené par une personnalité entourée de mystère, l'annonce des « limogeages » de deux ministres relevant de la présidence de la République vient soulever des interrogations dont la Tunisie se passerait volontiers en ces temps…