Tous les amateurs des jeux d'échecs connaissent le but du problème des huit dames qui est de placer huit dames d'un jeu d'échecs sur un échiquier de 8 × 8 cases sans que les dames ne puissent se menacer mutuellement, conformément aux règles du jeu d'échecs. Ce problème sert souvent d'exemple pour illustrer des techniques de programmation au sens de priorisation et hiérarchisation sous contrainte de cohérence et d'équilibre. La résolution du problème des 8 dames débouche sur 92 solutions distinctes, mais seulement 12 solutions d'entre-elles satisfont à des règles prédéterminées de transformation (le mouvement de l'une implique le mouvement des 7 autres dans le respect des règles). Si le problème des 8 dames est éminemment mathématique, il trouve une possible illustration dans la configuration de la nouvelle assemblée nationale où 8 expressions politiques (reflet plus ou moins adéquat de formations politiques) devraient s'accorder en vue de satisfaire les impératifs du moment concomitamment avec leurs arrière-pensées stratégiques et cela dans le respect de règles du jeu explicites ou tacites. Les impératifs sont la gouvernabilité au plan de l'exécutif (cohérence minimale de l'équipe ministérielle) et la gouvernabilité au plan législatif (assurance de pouvoir trouver une majorité, fût-ce, à géométrie variable, au cas par cas, mais disposant d'un noyau actif capable de forcer la décision). 7 des 8 dames sont connues. Ce sont celles qui ont obtenu d'emblée la possibilité de constituer un groupe parlementaire : Ennahdha (52), Qalb Tounes (38), Tayar (22), Karama (21), PDL (17), Chaab (16), Taya tounes (14) auxquelles il faudrait ajouter désormais la dernière-née « la réforme nationale » (doté de 15 membres). Ces 8 dames totalisent 195 des 217 sièges soit près de 90% de l'hémicycle. Tout le jeu politique devrait donc s'organiser autour de ces 8 formations, sachant qu'aucune d'elle ne prendra le risque, -en rapprochement avec d'autres-, d'un blocage institutionnel et par là à une paralysie totale du gouvernement débouchant irrémédiablement vers une dissolution de l'assemblée. Chacune d'elles sait la volatilité et la fluidité extrême de l'électorat, chacune d'elles aurait beaucoup à perdre et peu à gagner (y compris pour chacun des parlementaires).
Nul besoin de préciser que la toute première séquence du jeu s'organise autour de l'élue des 8 dames, en l'occurrence la formation islamiste. Si le premier mouvement (exigences contre concessions) appartient à Ennahdha, celle-ci doit ménager les attentes fortes et les points durs (deal breakers) de ses possibles « alliés de circonstance ». A l'évidence ses marges de manœuvre sont réduites, bien plus étroites qu'elles ne l'ont été par le passé (2011 & 2014). Elle est susceptible d'avancer deux cartes qui la préservent d'un discrédit préjudiciable tant au niveau de ses propres troupes que de l'opinion: celle d'une reconduite sous des formes renouvelées et aménagées « d'union nationale », ou bien encore celle dite d'un « gouvernement de compétences » à dominante nationaliste. La formation islamiste se sait ne pas pouvoir passer en force, du coup la solution hybride mixant les deux options évoquées, présenterait l'avantage d'épouser les lignes de moindre résistance des autres dames, comme de celle de la Choura.
A l'exception du PDL qui semble avoir choisi d'emblée une posture d'opposition, les 6 autres formations sont forcées et amenées à soupeser les avantages et inconvénients à avoir « un pied dedans et un pied dehors » tout en acceptant un minimum de cohérence gouvernementale et de discipline de vote. La formation islamiste semble faire le pari qu'une nouvelle fois les enjeux décisifs se situeront encore du côté « sociétal » bien plus que du côté proprement « social et économique ». Ennahdha est donc prédisposée à faire des concessions dans les domaines de la moralisation de la vie politique, voire aussi d'un raidissement de la législation en matière de mœurs quitte à en limiter la portée, ou bien encore à concéder des postures plus nationalistes comme la renégociation d'accords internationaux (cf. ALECA). Des abandons circonscrits contrebalancés par l'adhésion des prétendants à la coalition, à la poursuite de la politique économique dans ses grandes lignes quitte à concéder encore quelques aménagements, notamment en matière de lutte contre la pauvreté (fond Zakat, banque pour les régions).
Le parti islamiste propose donc de « gérer » et non de « transformer » la structure économique et sociale. Un plus petit dénominateur commun que l'on pourrait qualifier « d'orthodoxie économique » qui convient aux 6 autres dames ombrageuses dont au moins 4 d'entre-elles vont devoir se faire violence. Telle est l'équation la plus plausible. Il reste encore nombre d'inconnues à résoudre permettant de ménager les susceptibilités des unes comme des autres. Rien ne doit être négligé, car comme le dit Nietzche, le diable se cache dans les détails.
Hédi Sraieb Docteur d'Etat en économie du Développement