S'il est un trait de caractère commun à l'exercice du pouvoir quand il est confié aux révolutionnaires et aux inexpérimentés, c'est bien la naïveté. Le président de la République, Kaïs Saïed, est sans aucun doute un révolutionnaire. Il n'a pas la vindicte et la volonté d'en découdre comme les CPR ou une partie des membres de la coalition Al Karama, mais il ne fait pas de doute qu'il veut tout changer et qu'il caresse le rêve de remettre à plat tout le système politique tunisien. Cette volonté profonde de changement est également perceptible dans les prémices de politique extérieure qu'il semble vouloir mettre en place. Mais chez les révolutionnaires, l'idéalisme se confond souvent avec la naïveté qui caractérise ceux qui n'ont jamais exercé le pouvoir et qui, surtout, pensent que tous ceux qui les ont précédé sont des incompétents ou des corrompus. Kaïs Saïed pense qu'il suffit de vouloir pour faire, qu'il suffit de commander pour être obéi, mais cela ne se passe pas comme ça. L'exemple vient de ce qu'il a déclaré à propos de la CPG quand il avait dit que la douane tunisienne bloquait certaines pièces mécaniques, et c'est, selon lui, la raison pour laquelle la production de phosphate est entravée. On a également vu sa conseillère en communication s'offusquer que certaines initiatives et ordres présidentiels étaient bloqués par l'administration, ou du moins, n'étaient pas exécutés en temps et en heure. Une preuve s'il en fallait de l'ignorance totale du président et de son équipe des rouages de l'administration tunisienne. Le problème est que cette équipe n'a pas l'humilité de tenter d'apprendre, ou de demander conseil à un connaisseur. Ils préfèrent plutôt évoquer des complots et des chambres noires.
L'arrogance de penser que la présidence va établir de nouvelles pistes de réflexion ou d'aborder le monde d'une manière révolutionnaire se traduit dans la politique extérieure. Ainsi, il faut beaucoup de confiance en soi pour croire que les centaines de diplomates produits par la Tunisie, tous les stratèges qui ont tracé la route de la Tunisie dans le concert des nations, n'ont pas réfléchi à toutes les options possibles, y compris celles de l'alignement avec d'autres nations. Le choix de neutralité positive fait par la Tunisie depuis l'avènement de l'Etat est le produit d'un cheminement prenant en considération la géographie, la géostratégie, l'équilibre des rapports internationaux et les relations de voisinage, entre autres paramètres. Ce n'était pas un choix arbitraire révisable par la simple volonté d'une chef d'Etat. Et par conséquent, toute velléité révolutionnaire en termes de politique extérieure se heurtera rapidement aux déterminants de ladite politique, et la « révolution » finira rapidement, en ayant fait quand même des dégâts.
Du côté de la Kasbah, c'est par inexpérience que pêche Habib Jamli. Et cette inexpérience, politique au premier lieu, se traduit également par une grande naïveté dans l'exercice de ses responsabilités. La composition du gouvernement s'est heurtée aux exigences du parti Ennahdha qui use de tous ses ressorts politiques pour forcer la main au chef du gouvernement. Rien qui ne soit imprévisible, somme toute, venant d'un parti politique. Mais la vraie question est de savoir si Habib Jamli, en annonçant la formation d'un gouvernement de compétences indépendantes, pensait réellement qu'il aurait toute latitude pour le faire à sa guise ? Croyait-il vraiment que Ennahdha subirait ses choix sans broncher ? Et puis, dans des épisodes précédents, il était très naïf de sa part d'espérer former un gouvernement avec Tahya Tounes, Ennahdha, Echaâb et Attayar au bout d'une seule réunion. Le dernier épisode en date est celui de ne pas voir pu joindre le président de la République pour lui soumettre la composition du gouvernement. Cette inexpérience politique va certainement s'étendre au travail gouvernemental en lui-même. D'abord, le manque de profondeur politique se fera ressentir dans la gestion de l'équipe gouvernementale, quelle que soit sa composition. Le fait que les membres de cette équipe aient été choisis par Habib Jamli ne garantit pas à ce dernier leur maitrise au niveau politique. Ensuite, un chef du gouvernement, dans le système politique que nous avons choisi, doit être un fin politicien pour faire le lobbying nécessaire à ses réformes et à sa vision auprès du parlement dans un premier temps, mais également auprès d'organisations telles que l'UGTT ou l'Utica. Le chef du gouvernement doit convaincre et inspirer plutôt que d'imposer ou de commander. Cette dimension semble cruellement manquer au prochain chef du gouvernement, surtout si l'on considère qu'il va évoluer entre Kaïs Saïed à la présidence de la République et Rached Gahnnouchi à la présidence de l'ARP.
La naïveté politique dont font preuve les deux têtes de l'exécutif risque de coûter cher à la Tunisie, d'autant plus que le pays n'a pas les moyens pour le luxe d'expérimenter et de tenter. Nous n'avons plus les moyens pour nous permettre de tergiverser, au vu des défis cruciaux auxquels la Tunisie devra faire face dans les prochaines années. Seulement, le personnel politique tunisien ne semble pas en être conscient.